Page:Académie française - Recueil des discours, 1860-1869, 1re partie, 1866.djvu/29

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nécessaires, la loi n’est qu’un arrêt rendu par la force et que la force a le droit de renverser. Fût-ce tout un peuple qui lui eût donné son assentiment et sa sanction, il professe qu’une minorité, ou même un seul homme, a le droit de lui opposer la protestation du glaive et de déchirer dans le sang un papier qui n’a d’autre valeur que l’impuissance où l’on est de le remplacer par un autre. Il proclame hardiment la souveraineté du but c’est-à-dire la légitimité absolue et supérieure à tout, même au peuple, de ce que chacun estime au dedans de soi être la cause du peuple.

L’Américain, venu d’une terre où l’aristocratie de naissance eut toujours une part considérable dans les affaires publiques, a rejeté de ses institutions la noblesse héréditaire et réservé au mérite personnel l’honneur de gouverner. Mais, tout en étant passionné pour l’égalité des conditions, soit qu’il la considère au point de vue de Dieu, soit qu’il la juge au point de vue de l’homme, il n’estime pas la liberté d’un moindre prix, et, si l’occasion se présentait de choisir entre l’une et l’autre, il ferait comme la mère du jugement de Salomon, il dirait à Dieu et au monde : Ne les séparez pas, car leur vie n’en fait qu’une dans mon âme, et je mourrai le jour où l’une mourra. Le démocrate européen ne l’entend pas ainsi. À ses yeux, l’égalité est la grande et suprême loi, celle qui prévaut sur toutes les autres et à quoi tout doit être sacrifié. L’égalité dans la servitude lui paraît préférable à une liberté soutenue par la hiérarchie des rangs. Il aime mieux Tibère commandant à une multitude qui n’a plus de droits et plus de nom, que le peuple romain gouverné par un patriciat séculaire et recevant de lui l’impulsion qui le fait libre avec le frein qui le rend fort.