Page:Académie française - Recueil des discours, 1860-1869, 1re partie, 1866.djvu/36

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une espérance, et il conçut ce livre, le dernier qu’il ait écrit, où, comparant ensemble la révolution et l’ancien régime, il entendait démontrer à ses contemporains qu’ils vivaient encore, sans le savoir, sous ce même régime qu’ils croyaient avoir détruit, et que là était la principale source de leurs éternelles déceptions. Il est vrai, une tribune avait été debout, une presse avait été libre ; mais derrière ce théâtre éclatant de la vie nationale qu’y avait-il, sinon l’autocratie absolue de l’administration publique, sinon l’obéissance passive de tout un peuple, le silence de rouages morts et mus irrésistiblement par une impulsion étrangère à la famille, à la commune, à la province, enfin la vie de tous, jusque dans les plus minimes détails, livrée à la domination de quelques hommes d’État sous la plume oisive et indifférente de cent mille scribes ? Or, disait l’auteur, savez-vous bien qui a inventé ce mécanisme, qui a créé cette servitude ? Ce n’est pas la Révolution, c’est l’ancien régime ; ce n’est pas 1789, c’est Louis XIV et Louis XV ; ce n’est pas le présent, c’est le passé. Vous avez seulement recouvert la servitude civile, qui est la pire de toutes, du voile trompeur de la liberté politique, donnant à une tête d’or des pieds d’argile, et faisant de la société française une autre statue de Nabuchodonosor qu’une pierre lancée par une main inconnue sufit pour briser et réduire en poudre. Et cette thèse, si neuve quoique si manifeste, M. de Tocqueville la développait avec le calme de l’érudition, après avoir longtemps fouillé dans les archives administratives des deux derniers siècles, d’autant plus éloquentes qu’elles croyaient garder leur secret pour l’État et non pour le monde.

Tel fut le testament de M. de Tocqueville, le mot suprême