Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 2e partie, 1900.djvu/175

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quelque prodigieux paradoxe. Son regard prenait alors, sous le monocle, un éclat singulier, une expression véritablement satanique. Charles Baudelaire, qui fut, comme on sait, un grand mystificateur, a écrit : « Il ne me déplairait pas à moi qui suis tendre, raisonnable et croyant, de passer pour le pire des indifférents, des excentriques et des athées ». J’ai souvent pensé que M. Leconte de Lisle avait pris de son ami Baudelaire ce goût pour les professions de foi trompeuses et sarcastiques. Il trouvait des gens qui se laissaient mystifier et il s’amusait à la comédie qu’il se donnait à lui-même. Mais nous, qui le connaissions bien, nous n’étions pas dupes. Nous souriions, ses yeux bleus s’adoucissaient, une joie malicieuse se reflétait sur son visage, il riait à son tour ; et dans tout le salon, c’était une explosion de rires fous. Nous redevenions sérieux, pour écouter l’un de nos camarades lire quelque sonnet ou quelque court poème. Certains soirs, nous obtenions, non sans peine, de M. Leconte de Lisle qu’il nous lût une de ses œuvres inédites. C’est ainsi que j’ai eu la bonne fortune d’entendre de sa voix mâle et vibrante, qui rythmait si merveilleusement les vers, Qaïn, les Siècles maudits, la Tête de Kenwarc’h, l’Holocauste et, beaucoup plus tard, au temps d’une intimité plus étroite, les Pantoums malais dont la divine musique chantera toujours dans mon souvenir.

Les heures passaient, trop brèves à notre gré. Minuit avait sonné depuis longtemps quand nous nous décidions à prendre congé de notre grand ami et de la charmante femme qui avait apporté sa grâce simple et sa jeunesse au foyer du poète. Nous partions, et le silence nocturne du boulevard des Invalides était troublé pendant quelques