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LE BAISER DE NARCISSE

« Où vont tes pensées ? lui demandait maintenant le vieillard, comme l’esclave cessait sa chanson… Je les entends battre des ailes…

— Je rêve,… répondit, taciturne, l’affranchi.

— À des énigmes ou à des sphinx ?… continuait Scopas… Ah ! Milès, tu n’as même plus la force de mentir. Tout nous sépare, j’avais donné ma vie pour toi, mon repos, mon avenir, mon bonheur. Ne t’ai-je pas sauvé de Cnide, tout ivre que j’étais ? Tu aurais pu rester ta vie entière esclave. Et voilà… Tu as pris, au contraire, mes destins dans tes jolis doigts frêles, et souvent je m’imagine que tu briseras mon cœur, quelque jour, comme une lampe d’argile… Chaque heure qui vient t’assombrit ; tu n’as point à ton réveil l’étonnement clair des enfants qui se lèvent. Et si la nuit ne berce en toi que des songes plaintifs… le jour se voile d’idées tristes, et tendres… Que ferais-je ? Ne t’ai-je point accordé la fleur la plus précieuse, mais la plus dangereuse à ton âge, la liberté ?

— La liberté, dis-tu ? murmura Milès.

— Ingrat, pareil à ces oiseaux que l’on abrite alors qu’ils avaient faim et froid dans la tempête… et puis qui partent au premier soleil.

— Ils meurent loin de leur ciel !… répliqua farouchement l’éphèbe. Ah ! ne sens-tu donc, Scopas, ce dont je souffre… près des autres et près de toi ? Ce que je regarde, en fermant les yeux, ce que j’appelle au fond du silence… n’est-ce point mon passé, que tu ignores, ma patrie douloureuse, où tu n’es pas, ma patrie lointaine et sauvage, qui te hait, toi et les tiens, la patrie où je n’ai jamais pu revenir ?… Ici, peu à peu, de jour en jour, de minute en minute, au milieu des parfums, des bijoux et des fleurs, de ces coussins profonds, de ces voix efféminées, mon