Page:Ades - Josipovici - Mirbeau - Le Livre de Goha le Simple.djvu/152

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tranquillement El-Zaki, ne saurait juger les actes d’un affamé… D’ailleurs il y eut pire… Les enfants qui s’éloignaient de leur maison disparaissaient à jamais… Les femmes n’allaient plus au bord du Nil pour laver leur linge et remplir d’eau leurs amphores… Les hommes étaient armés de gourdins autant pour se défendre que pour assaillir un gibier problématique… On rapporte qu’une femme imprudente fut en partie mangée par des fellahs qui déchirèrent à pleines dents ses bras, ses cuisses et ses mamelles. Délivrée enfin, elle put survivre à ce carnage… Longtemps on en parla et on vint la voir comme un objet de curiosité…

Goha riait aux éclats et Alyçum qu’énervait déjà le ton calme du conteur ne put réprimer un geste d’impatience :

— Vous me relatez ces choses comme s’il s’agissait d’un événement naturel… dit-il en s’adressant au cheik. Vous êtes indulgent… Vous souriez… moi, je vous l’avoue, j’en frémis !

— La faim n’est-elle pas naturelle ? questionna Cheik-el-Zaki.

Alyçum ne répondit pas. Il trouvait l’attitude du cheik moins cynique qu’imbécile. Cette défaillance le réjouissait, elle l’aidait à secouer le joug intellectuel qui, depuis la démarche de Nour-el-Eïn, l’importunait. Mais la voix d’El-Zaki, soudain, se fit grave :

— Ne juge pas, mon fils, dit-il, ne frémis pas… Tu n’as le droit de juger les autres que si tu souffres comme eux, car la morale est esclave de