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LE LIVRE DE GOHA LE SIMPLE

Un mendiant couché sur la terre, les jambes nues, les mains décharnées, se lamentait :

— Seigneur ! arrache-moi cette douleur !

— Allah va s’embrouiller ! ricana le poissonnier. Il s’approcha du mendiant : Il y a six mois que je t’entends gémir… Qu’est ce que tu as ?

— Ce que j’ai ? répliqua le mendiant. Il me serait plus facile de te dire ce que je n’ai pas ! Et il poursuivit son invocation : Allah ! pitié ! Épargne-moi cette lèpre qui ravage mon pied ! Guéris-moi de cette toux qui secoue mes entrailles ! Rends-moi l’œil que j’ai perdu !

— Assez ! Assez ! fit le poissonnier… Allah aura plutôt fait de créer un homme que de réparer ton vieux corps !

Et se tournant vers le restaurateur, il le poussa en avant par les épaules…

— Quant à toi, ne viens plus m’assourdir… Si tu veux vendre ta pourriture, va chez les roumis !

— Pauvre Goha, murmura Cheik-el-Zaki en voyant le restaurateur s’éloigner docilement. Encore un métier qui ne lui convient pas… Voilà bien vingt jours qu’il traîne son quartier de mouton dans toutes les rues d’El-Kaïra.

Goha, qui faisait claquer ses babouches sur le sol, répétait, consterné, le mot du poissonnier. Sans doute ses provisions n’étaient plus de la première fraîcheur, les boulettes exhalaient des odeurs fétides, les radis dépérissaient. Néanmoins il se remit à chanter : « Envoie ! Envoie ! »

— Son père s’acharne à en faire un homme,