Page:Ades - Josipovici - Mirbeau - Le Livre de Goha le Simple.djvu/32

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dit Waddah-Alyçum. Il devrait pourtant se résigner à le laisser tranquille.

— Pauvre Goha ! répéta Cheik-el-Zaki. Que d’histoires étranges il court sur ton compte !

De loin en loin résonnait l’appel du restaurateur et Cheik-el-Zaki sentait une angoisse confuse l’envahir. Il mit la main sur l’épaule de son élève et longuement le regarda. La beauté radieuse d’Alyçum et l’appel de Goha se confondaient en lui dans un même sentiment de douceur.

— Waddah, dit-il, à voix basse, je t’ai parlé ce soir de mon passé comme je t’aurais raconté la vie d’un être disparu… N’est-ce point étrange, Waddah ? Tout en moi, ce soir, est étrange. En sortant d’El-Azhar, j’ai repoussé les braves gens qui venaient à moi pour s’instruire. Dieu m’est témoin, cependant, que mon cœur leur est ouvert… Plutôt que de rencontrer, ce soir, mes illustres collègues, je préférerais que la ville s’effondrât et cependant, tu sais en quelle estime fraternelle je les tiens. Je n’ose aller au fond de ma pensée, Waddah… Songe que ce matin encore je me passionnais pour les arguments que Cheref-el-Din-el-Teïibi oppose dans son « Fotouh-el-Gheïb » au « Keschaf » d’El-Zamachéri… Depuis des années, je confronte les doctrines des Sonnites, des Himyérites et des Motazélites… chaque doctrine, chaque argument a marqué une ride sur mon front… Et voici que ce soir, tout à coup, j’ai comme le sentiment qu’un homme peut vivre, peut être heureux, sans avoir résolu les graves problèmes qui hantent mon esprit… J’ai comme le sentiment qu’un por-