Page:Ades - Josipovici - Mirbeau - Le Livre de Goha le Simple.djvu/58

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Cette page a été validée par deux contributeurs.
41
LE LIVRE DE GOHA LE SIMPLE


L’acacia, qui tendait ses branches au-dessus de sa tête, lui parut un ami connu depuis toujours. Il avait le sentiment net qu’en avançant le bras, il toucherait le sommet du dattier qui se trouvait à cent pas de lui. L’acte lui parut si normal qu’il n’éprouva pas le besoin de le tenter.

D’ailleurs ses jambes, ses bras, sa tête se refusaient au moindre mouvement. Et tandis que l’inertie le gagnait, le paysage se transfigurait à ses yeux, des rapports nouveaux se révélaient entre le monde et lui. Il lui sembla que l’acacia lui ressemblait. Les dattiers et les tamaris, la pierre qui se trouvait sous son pied et qu’il ne voyait pas, lui ressemblaient également. Tout ce qui était immobile lui ressemblait… Des oiseaux glissaient en vols silencieux, des hommes marchaient de l’autre côté du fleuve… Et ceux-là, au contraire, étaient différents de son être…

L’immobilité était devenue pour lui l’attitude nécessaire du vivant. Les oiseaux, les hommes n’étaient que des ombres, des passages…

Goha n’était plus pour lui-même qu’un spectacle. Goha se voyait. Il voyait un arbre, il voyait un talus de terre grise, il voyait le ciel, mais l’arbre, le ciel, le talus ne limitaient pas son regard. À travers eux il voyait encore, car ces objets n’étaient plus en dehors de lui, ils étaient en lui, ils étaient l’aspect visible de son âme. À travers eux, il saisissait le reste de lui-même, invisible, infini.

Au crépuscule, Abd-el-Rahman, inquiet de ne pas voir revenir Goha, prit ses avirons et traversa le fleuve. Il était fatigué et durant le trajet ne cessa