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LE LIVRE DE GOHA LE SIMPLE

verrons combien de petits elle aura… » Après une longue absence, Goha revint les mains vides, la mine allongée. Anxieusement Abd-Allah l’interrogea : « Qu’y a-t-il, mon frère, parle, qu’y a-t-il ? — Hélas, dit Goha, ta casserole est morte. — Morte, dis-tu ? C’est une plaisanterie. — Hélas, répéta Goha, tout en ce monde est question de destin, ta première casserole a eu des petits, la seconde vient de mourir. »

Autour du fils de Mahmoud, une légende se formait peu à peu. Trouvant en lui le type parfait de la fable, les conteurs renonçaient à l’emploi de héros imaginaires. À chaque anecdote qu’ils inventaient était accolé le nom de Goha. La liste de ses exploits et sa popularité croissaient à mesure que les fins esprits de la ville produisaient leurs œuvres. Il était présenté par l’un rusé, par l’autre sot, par l’un méchant, par l’autre pitoyable ; on détaillait les mésaventures de son ménage, on décrivait ses femmes et ses enfants. Enfin, selon les nécessités du récit, Goha était un adolescent ou un vieillard. Certains même le disaient mort.

Régulièrement, dans la matinée, Goha quittait sa maison. Il se perdait dans le dédale des ruelles, des carrefours, des cimetières. Brusquement, au tournant d’une bâtisse, il débouchait dans une plaine de sable ou dans un champ. S’il était fatigué il s’arrêtait là et s’abîmait jusqu’au soir dans une contemplation passionnée ; sinon, il allait plus loin, au bord du Nil, à Ghezireh.

Il rentrait à El-Kaïra, les yeux éblouis de soleil. À mesure qu’il côtoyait les boutiques et les