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Page:Adhémar d'Alès - Dictionnaire apologétique de la foi catholique, 1909, Tome 1.djvu/180

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BABYLONE ET LA BIBLE

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(L’Eglise et la critique biblique, 1908, p. 226, cf. p. 71). Si l’on considère cela, et que le temps écoulé entre la création du premier homme et le déluge paraît beaucoup trop considérable pour être rempli par la série de dix patriarches, même avec une vie de la durée marquée par les chiffres bibliques, on ne jugera peut-être pas téméraire de penser que, dans la tradition relatée par l’historien sacré, le cadre numérique et chronologique a été suggéré par l’exemple des dix rois chaldéens préhistoriques. Nous aurions, dans ces nombres, des « périodes cycliques » : c’est l’opinion qui « paraît préférable » au P. Brucker (Etudes, 20 déc. 1906, t. CIX, p. 801).

Le déluge. — Passons au déluge où, entre les deux traditions, babylonienne et Israélite, les ressemblances sont manifestes et assez nombreuses. Ici encore l’histoire biblique étant bien connue, il suffira de résumer le récit babylonien et d’en citer quelques lignes. Ce récit est un épisode de l’épopée de Gilgameš ; il remplit la première moitié de la XIe et avant dernière tablette de ce grand poème (voir pour la traduction P. Jensen, Mythen und Epen, p. 230-247 ; A. Condamin dans Bulletin de littérature ecclésiastique, août 1900 ; P. Dhorme, Choix de textes…, p. 120-127 ; cf. p. 120-127). « L’épopée de Gilgameš remonte à une haute antiquité… Le héros figure sur des cylindres qui remontent aux plus vieux empires de la basse Chaldée ; mais on ne saurait dire si ces représentations figurées sont une tradition plastique du poème ou de la tradition qui lui est certainement antérieure » (Lagrange, ERS2, p. 342). L’épisode en question était déjà fixé par écrit vers l’an 2000 av. J.-C. Il nous était connu, pour le fond, par les fragments de Bérose. Une bonne partie de l’original babylonien a été trouvée par George Smith en 1872 dans les tablettes de la bibliothèque d’Assourbanipal. Sur une tablette datée du règne d’Ammizadouga (xxe siècle av. J.-C.) le P. Scheil a découvert un fragment d’un autre récit babylonien du déluge ; c’est une copie qui représente un texte bien plus ancien (voir RB, 1898, p. 5).

Outanapištim, appelé ailleurs Atra-ḫasis (= Ḫasisatra = Xisouthros) est averti, par le dieu Ea, du déluge futur et des moyens à prendre pour y échapper :

Prends, dans le vaisseau, des germes de tout ce qui vit.
Que le vaisseau que tu construiras
soit fait sur mesures ;

que sa largeur réponde à sa longueur !
(l. 27-30).

Outanapištim suit ces prescriptions ; il construit un vaisseau suivant les mesures indiquées :

Je versai à l’intérieur six šar de bitume…
Je le chargeai de tout ce que j’avais d’argent :
je le chargeai de tout ce que j’avais d’or ;
je le chargeai de tout ce que j’avais de germes de tout ce qui vit.
Je fis monter dans le vaisseau toute ma famille et mes parents.
Bétail des champs, animaux, artisans, je fis monter tout cela…
J’entrai dans le vaisseau et je fermai ma porte.

(l. 66, 82-86, 94).

Le déluge éclate et sévit pendant six jours et six nuits :

Quand vint le 7e jour, l’orage, le déluge,
les assauts de la tempête se brisèrent…
La mer se calma, l’ouragan se contint, le déluge cessa…
Tous les hommes étaient rentrés dans le limon…
J’ouvris une fenêtre ; le jour tomba sur la paroi de mon nez…
Le vaisseau était arrivé sur le mont Niṣir ;
Le mont Niṣir retint le vaisseau et ne le laissa plus flotter…
Quand vint le septième jour,
je fis sortir et je lâchai une colombe.
La colombe allait et venait ;
il n’y avait point de place (pour se poser) ; elle revint.
Je fis sortir et je lâchai une hirondelle.
L’hirondelle allait et venait ;
il n’y avait point de place (pour se poser) ; elle revint.
Je fis sortir et je lâchai un corbeau.
Le corbeau s’en alla ; il vit la baisse des eaux ;
il mangea, il pataugea, il croassa, il ne revint pas.
Je fis (tout) sortir aux quatre vents. J’offris un sacrifice ;
je fis une offrande sur la cime de la montagne…

(l. 130, 132, 134, 136, 141, 142, 146-157).

Le sacrifice est agréé. Mais la déesse Ištar se plaint du dieu Bel, auteur du déluge. Bel arrive, et, à la vue du vaisseau, il entre en fureur. Cependant Outanapištim et sa femme sont transportés au loin, à l’embouchure des fleuves, pour y vivre de la vie des dieux.

Remarquons d’abord quelques différences capitales entre ce tableau et celui que nous offre la Genèse. La c’est le polythéisme avec ses basses conceptions de la divinité :

Les dieux eurent peur du déluge ;
ils se retirèrent et montèrent dans le ciel d’Anou ;
les dieux, comme des chiens l’oreille basse,

se blottirent derrière l’enceinte
(l. 114-116)
,

Les dieux sentirent l’odeur (du sacrifice),
les dieux sentirent l’odeur agréable ;
les dieux comme des mouches

se rassemblèrent au-dessus du sacrificateur
(l. 160-162)

On ne sait pas la raison du déluge ; les dieux se disputent. Bel, qui a décidé la destruction de tous les hommes, est très irrité de voir que Outanapištim a échappé, Ea, le dieu très sage, s’explique. Ištar joue un rôle assez ridicule : elle veut, puis ne veut plus la perte de l’humanité, ou plutôt il semble que, déesse des combats, elle voulait la guerre au lieu d’une submersion (ki aqbi… qabla aqbima) :

Quand j’ai commandé dans l’assemblée des dieux
le mal pour perdre mes hommes,

c’est la guerre que j’ai commandée !
(l. 121-122)
.

Dans la Bible le déluge est un châtiment de l’humanité corrompue. Noé est épargné parce qu’il a été trouvé juste ; et avec lui, sauvé du déluge, c’est une ère nouvelle qui commence pour l’humanité. Par son sens religieux et moral cette histoire l’emporte infiniment sur celle du poème de Gilgameš. Mais les points communs sont incontestables, reconnus d’ailleurs par tout le monde ; ils permettent de conclure avec certitude à la parenté des deux récits.

Plusieurs hypothèses sont possibles a priori : le récit biblique aurait exercé quelque influence sur le récit babylonien, ou, inversement, celui-ci sur celui-là, ou, à la fois et réciproquement, l’un sur l’autre » ou enfin les deux traditions, indépendantes l’une de l’autre, dériveraient d’une source commune. (On pourrait combiner la dernière hypothèse avec une des précédentes, et admettre la dépendance sur certains points et l’origine commune pour d’autres.)

L’hypothèse d’une influence du récit biblique sur le récit babylonien doit être écartée, puisque le poème de Gilgameš est antérieur à l’existence même du peuple hébreu. La dérivation d’une source commune est admise par quelques auteurs. M. Vigouroux pense que « nous sommes en présence de deux traditions distinctes » (BDM6, I, p. 330) ; il ajoute pourtant, p. 332 : « Son récit (de Moïse) est-il une simple épuration de la tradition chaldéenne, ou bien est-ce la tradition antique conservée dans toute la fleur de son