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Page:Adhémar d'Alès - Dictionnaire apologétique de la foi catholique, 1909, Tome 1.djvu/501

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DIEU

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des choses, pour n’admettre qiie des actions, elle définit le réel, non pas par ce qui est (de telle nature déterminée), mais par ce qui devient et change sans cesse. « Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions ; choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir », dit aujourd’hui M. Bergson, Evolution créatrice, p. 270. De ce point de vue. le même philosophe refuse de voir une distinction réelle entre « un Aerre d’eau, l’eau, le sucre, et le processus de dissolution du sucre dans l’eau » {ibid., p. 10 et 36ô). Cela revient à dire : toute chose est ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas ; le carré est carré et aussi non carré, puisqu’il change sans cesse et n’a pas de nature propre ; l’homme est raisonnable et non raisonnable, n’aj’ant pas de nature propre, il a pu sortir un joiir de la pure animalité par évolution créatrice. Tout est dans tout. M. Le Roy ramène toutes ses objections contre les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu à celle-ci : elles reposent toutes sure postulat du morcelage : « La distinction du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet, l’airirmation du primat de l’acte sur la puissance, partent du même postulat de la pensée commune. .. Mais que valent ces idoles de l’imagination pratique ? Pourquoi ne pas identifier tout simplement l’être au devenir ?… Les clioses étant mouvement, il n’y a plus à se demander comment elles reçoivent celui-ci)> (^Comment se pose le prohiènie de Dieu, — Bévue de Métaphysique et de Morale, mars 1907). On en vient ainsi à soutenir que Dieu, loin d’être’< Celui qui est « , en tout et pour tout, identique à lui-même, est « une réalité qui se fait…, une continuité de jaillissement » (Evolution créatrice, p. 270), qu’il est « un infini à devenir » (Le Roy, Rev. de Met. et Mor., juillet 1907, p. 5 12). Dieu ne se conçoit plus dès lors sans le monde qui jaillit de lui. Dieu devient dans le monde, il deviendra toujours, il ne sera jamais. Les partisans de cette philosophie panthéistique n’ignorent pas que leur position est la conséquence de la négation de la valeur objective du principe d’identité ou de non-contradiction. Selon M. Le Roy, « le principe de non-contradiction n’est pas universel et nécessaire autant qu’on l’a cru, il a son domaine d’application ; il a sa signification restreinte et limitée. Loi suprême du discours et non de la pensée en général, il n’a prise que sur le statique, sur le morcelé, sur l’immobile, bref sur des choses douées d’une identité. Mais il y a de la contradiction dans le monde, comme il y a de l’identité. Telles ces mobilités fuj’antes, le devenir, la durée, la vie, qui par elles-mêuies ne sont pas discursives et que le discours transforme pour les saisir en sclièmes contradictoires ». Notre intelligence réipe le flux universel pour les besoins du discours et de la vie pratique, par là elle prétend soumettre tout le réel au principe d’identité ; cf. Revue de Métaphysique et Morale. 1906, p. 200, uo4.

Un bergsonien, M. Jean Weber, a déduit les conséquences morales de cette doctrine ; elle aboutit à l’amoralisme du fait, il n’y a pas plus de distinction entre le bien et le mal, qu’entre l’être et le non-être.

« La morale, en se plaçant sur le terrain où jaillit

sans cesse, immédiate et toute vive, l’invention, en se posant comme le plus insolent empiétement du monde de l’intelligence sur la spontanéité, était destinée à recevoir de continuels démentis de cette indéniable réalité de dynamisme et de création qu’est notre activité… En face de ces morales d’idées, nous esquissons la morale ou plutôt l’amoralisme du fait… Nous appelons « bien » ce qui a triomphé. Le succès, pourvu qu’il soit implacable et farouche, pourvu que le vaincu soit bien vaincu, détruit, aboli sans espoir, le succès justifie tout… L’homme de génie est pro fondément immoral, mais il n’appartient pas à n’importe qui d’être immoral… Le « devoir » n’est nulle part et il est partout, car toutes les actions se valent en absolu. Le pécheur qui se repent mérite les tourments de son àme contrite, car il n’était pas assez fort pour transgresser la loi. il était indigne de pécher. » Jean Weber, Rev. de Met. et Mor., 18g4, p. 549-560. Plus de différence entre Ravachol et le martyr chrétien.

Cette négation de la valeur objective du principe d’identité est d’origine sensualiste, elle a pour point de départ la perpétuelle mobilité des apparences sensibles et surtout des faits de conscience (cf. Bergson, Evol. créatr., p. 2 et suiv.). Ainsi Heraclite disait :

« On ne descend pas deux fois dans le même fleuve…

tout s’écoule, tout marche et rien ne s’arrête. » On ne peut jamais dire de ce qui change’< c’est telle chose », puisque à l’instant même c’est autre chose. En réalité, rien n’est, tout devient. — On donne une forme logique à l’argument : ex ente non fit ens. quia jam est ens, de l’être rien ne peut venir, puisque ce qui est est déjà, et que ce qui devient avant de devenir n’est pas ; d’autre part ex nihilo nihil fit, du néant rien ne peut venir ; si à un moment rien n’est, éternellement rien ne sera. De ces deux principes, Parménide concluait que le devenir est une illusion ; il ne voulait atlirmer qu’une chose : le principe d’identité : « l’être est, le non-être n’est pas. on ne sortira pas de cette pensée ». De ces deux mêmes principes, Heraclite concluait : l’être et le non-être ne sont que des abstractions, il n’y a en réalité que du devenir, identité mobile des contraires. De là l’universelle « contradiction qui est en toutes choses ». Cf. Aristote, Physique, 1. 1, c. 8 ; Comm. de S. Thomas, leç. 16, et Métaphysique, 1. IV (III), c. 3, 4 et 5.

Aristote consacre le IV*’1. de la Métaphysique, du c. 3 à la fin, à la défense du principe de contradiction.

« H n’est pas possible, dit-il, que personne conçoive

jamais que la même chose existe et n’existe pas. Heraclite est d’un autre avis, selon quelques-uns, mais tout ce qu’on dit, il n’est pas nécessaire qu’on le pense. Ce serait poser une afTirmation qui se nierait elle-même… (c. 3). Ce serait détruire tout langage et admettre ensuite qu’on peut parler (c. 4) ; tous les mots seraient synonymes, et tous les êtres un seul être ; une galère, un mur, un homme devraient être la même chose (c. 4)- C’est détruire complètement toute substance, et on est forcé de prétendre que tout est accident (d’admettre un devenir sans rien qui devienne) (c. 4)- La cause de l’opinion de ces philosophes (de l’école d’Heraclite), c’est qu’ils n’ont admis comme être que les choses sensibles… et comme ils voyaient que toute la nature sensible est dans un perpétuel mouvement… certainscomme flratyle ont pensé qu’il ne faut plus rien dire. Il se contentait de remuer le doigt » (c. 5).

On ne peut donc nier avec Heraclite le principe de non-contradiction ; reste à réfuter l’objection prise de l’existencedumouvement. Aristote le fait [)ar la notion de puissance, milieu entre l’être déterminé et le pur néant. Cf. Phrsic, 1. I, c. 8, et Met., 1. IX en entier. Il faut concéder que ce qui devient ne vient pas de l’être déterminé (ex ente non fit ens) : il faut concéder aussi que rien ne vient de rien (ex nihilo nihil fit). Et cependant, quoi qu en dise Parméniile, le devenir existe. P"aul-il, pour l’admettre, siuvre Heraclite, nier l’être, principe de toute intelligibilité, et dire que le devenir est à lui-même sa raison ? Nullement, le devenir est le passage de i’étre indéterminé à l’être déterminé, ex. : de la capacité réelle de connaître à la science acquise, de l’embryon à l’être constitué, du germe à la plante, etc. L’être indéterminé susceptil )le de recevoir une détermination, nous l’appelons