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Page:Adhémar d'Alès - Dictionnaire apologétique de la foi catholique, 1909, Tome 4.djvu/89

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PRAGMATISME

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où nous exerçons une influence réelle, sans action physique, c’est celui où notre pensée agit sur un être conscient. Quand un « le nos semblables sait ou soupçonne que nous avons de lui telle ou telle opinion, quand inèine nous nous renfermerions dans le silence et l’immobilité, quand nous ignorerions sa présence, cela sullirait pour exciter en lui tel ou tel sentiment et par suite produire en lui des modifications réelles.

Le fait est constant, mais que prouve-t-il ? Assurément pas ce que M. Schiller voudrait lui faire prouver. Le principe direct de la moditication que l’opinion qu’on nous suppose produit dans une autre personne, ce n’est pas notre connaissance, mais bien l’idée qu’en a cette autre personne. La preuve, c’est que non seulement cette moditication peut avoir lieu sans que nous nous en doutions et que nous ayons dans l’esprit cette opinion au moment où elle est censée produire son effet ; mais que cette opinion peut n’exister aucunement. L’autre personne, dans ce cas, sera le jouet d’une illusion, l’effet n’en sera pas moins produit. En appliquant ici les méthodes expérimentales de concordance et différence, il devient évident que mon opinion, telle qu’elle est dans ma conscience, n’est pour rien dans le changement produit. L’explication de M. Schiller croule donc par la base. Et que dire de la fantaisie qui lui fait considérer comme des êtres conscients susceptibles d'être impressionnés de la même façon que nous, les corps inorganiques euxmêmes. Nous sommes en face de l’arbitraire pur, et en usant de la méthode pragmatiste, nous devons rejeter cette hypothèse paradoxale. En effet, que les corps soient conscients ou inconscients, le résultat est pour nous le même, Admettons que la pierre ait une perception, sa manière de traduire ses états de conscience, c’est de résister, de produire un choc, etc. Or, cela s’explique tout aussi bien, et même, beaucoup mieux, par une activité purement physique et inconsciente de la pierre. Nous n’avons donc aucune raison d’adopter la thèse étrange du professeur d’Oxford, imaginée uniquement pour permettre au pragmatisme d’aller jusqu’au bout des conséquences de son principe.

4' Conceptions morales et religieuses du Pragmatisme. — Le pragmatisme a le mérite d’avoir défendu énergiquement la réalité de la liberté. L’ardeur qu’il y a mise n’a rien d'étonnant, puisque toutes ses théories supposent la liberté comme une condition nécessaire. Mais, s’il a fait œuvre utile, il a dépassé le but et versé dans de graves erreurs qui aboutissent à ruiner la morale. Il a trop étendu le champ de la liberté ou, tout au moins, de la contingence. Nulle part il ne reconnaît de véritable nécessité, ni dans le domaine de l’activité des êtres, ni même dans l’ordre des principes, à une seule exception, peut-être, à savoir que la connaissance ne saurait être indépendante des dispositions de l'être qui en est doué et des Ans qu’il poursuit. Mais si l’on poussait le pragmatiste, il n’est pas impossible qu’il reconnût ici même un état de choses contingent. Les choses sont ainsi, avouerait-il, parce que l’univers a évolué en ce sens ; il aurait pu suivre un autre cours. Ainsi, tout est contingent ; les lois des choses sont leurs halitudes, les axiomes se réduisent à des postulats.

Dès lors, la morale ne saurait constituer. Il n’y a plus de règles qui, se présentant à une liberté, lui donnent ce sentiment distinct de tout autre qu’on nomme l’obligation. Sans doute, James a retenu le mot, mais il l’a vidé de son contenu. Obsédé par la préoccupation du concret, ici comme partout, il rattache l’obligation à une volonté qui s’exprime, à un

être qui allirme ses aspirations. C’est l’effort, l'éner » gie de cette volonté, qui sont la mesure de l’obligation, et si les lois divines l’emportent sur toutes les autres, c’est que la volonté de Dieu ou des dieux est plus puissante que toute autre. L’obligation devient ainsi une question de force, elle se mesure avec une sorte de dynanomètre moral. En réalité, il n’y a pas là obligation, mais contrainte, et ces deux choses sont aux antipodes l’une de l’autre. On peut physiquement, et même moralement, par la peur, contraindre un homme à faire le contraire de ce à quoi sa conscience l’oblige, jamais la contrainte ne deviendra pour lui obligation ; lecontraste ne fera que s’accentuer.

Il n’y a pas de morale sans lois qui s’imposent absolument. Ces lois ne dépendent même pas toujours de la volonté divine, comme l’imaginait Descartes ; elles se confondent avec l'être de Dieu, quand il s’agit des lois fondamentales. Son intelligence les y découvre et sa volonté infiniment droite et sainte ne fait qu’y adhérer et les sanctionner. La question de savoir si le monde comporte ou non la moralité est donc tranchée, lorsque, ayant posé le problème de l’origine des choses, on l’a résolu conformément aux exigences de la raison, en ne supposant pas à l’origine l'élément informe d’où seraient sorties, par une évolution aveugle, toutes les merveilles que nous voyons, et qui en tiendrait en réserve de bien plus grandes encore, mais en reconnaissant qu’au commencement est la perfection intégrale, l’Acte Pur qui donne le branle à tout le mouvement deschoses en même temps qu’il les produit.

Le débat de l’optimisme et du pessimisme, si vital pour le pragmatisme, perd ainsi de son importance ; mais la solution qui s’offre à nous est bien plus satisfaisante que celle que propose cette philosophie. L’optimisme prend nettement l’avantage et le pessimisme n’a plus qu’un rôle secondaire. En s’appuyant sur les conclusions de la théodicée classique, confirmées et complétées par la Révélation, l’homme sait qu’il est en son pouvoir, avec l’aide de Dieu, qui ne lui sera pas refusée, de remplir sa destinée et d’atteindre au bonheur complet dans une autre existence. Dès lors, tout ce que le monde présente de maux physiques et spirituels, ses malheurs personnels et ses propres fautes ne sauraient affecter son âme jusqu'à la jeter dans le désespoir. Par contre, le chrétien ne perd point le sentiment du danger qu’il court très réellement de causer sa ruine, et par sa propre faute. S’il peut, dans une certaine mesure, s’accorder ces « vacances morales » dont James sourit, quand il s’agit du destin de l’humanité, qui relève avant tout de Dieu, il connaît parfaitement sa responsabilité, non seulement en ce qui concerne sa conduite personnelle, mais aussi l’influence qu’il exerce sur les autres, l’exemple, la prière, le secours moral et physique, qu’il leur doit sous diverses formes. Il est vrai que James, quand il parle de ces « vacances morales », a en vue l’Absolutisme, selon lequel le monde ne peut pas être autre qu’il n’est et pour qui tout est éternellement bien dans la réalité, quoi qu’il en soit des apparences. Ce qu’il reproche au théisme ordinaire, c’est de supprimer l’intimité entre Dieu et l’homme et de ne pas apporter de preuve pragmatique de sa réalité, après que la critique kantienne a ruiné les arguments rationnels qu’il invoque toujours. C’est là une affirmation gratuite, dont nous n’avons pas à établir ici l’inanité ; la réfutation des objections de Kant a été donnée d’une manière décisive dans d’autres articles de ce Dictionnaire (cf. Criticismr Kantien ; Diru) ; nous nous bornerons à montrer que le pragmatisme est bien inférieur au christia-