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DE LA RÉVOLUTION DE 1848.

blis entre les soldats et les promeneurs depuis le commencement de la soirée sont brusquement interrompus. La foule regarde, étonnée, cette manœuvre, mais ne conçoit pas la moindre appréhension.

Arrêtée soudain dans sa marche, la colonne populaire se pousse, se masse. Des pourparlers s’engagent entre les chefs de la bande, le lieutenant-colonel et le commandant. Le peuple se met à crier Vive la ligne ! et veut fraterniser avec les soldats. M. de Brotonne, ayant sans doute présents à l’esprit les désarmements de la troupe opérés de cette manière pendant la journée, et se défiant des intentions de cette multitude, s’oppose à son passage ; il exige qu’elle descende dans la rue Basse-du-Rempart. On s’y refuse. Pendant cette espèce d’altercation, les soldats sont serrés de si près par les hommes du peuple, que le désordre se fait dans la première ligne. Le commandant, craignant de la voir brisée, s’écrie en toute hâte : « Croisez la baïonnette » Pendant le mouvement occasionné par l’exécution de cet ordre, un coup de feu part. Instantanément, sans sommation préalable, sans roulement de tambour, sans que personne puisse se rappeler avoir entendu le commandement, une décharge à bout portant un feu de file meurtrier frappe la masse populaire. Un cri aigu perce la nuit, et, quand le nuage de fumée qui enveloppe ce cri déchirant se dissipe, il découvre un horrible spectacle. Une centaine d’hommes gisent sur le pavé ; les uns sont tués roides, d’autres atteints mortellement. Un grand nombre a été renversé par la commotion ; plusieurs se sont jetés le visage contre terre par un mouvement instinctif de salut. Le sang coule à flots. Le gémissement des blessés, le murmure étouffé de ceux qui s’efforcent de se dégager de cette mêlée de morts et de mourants, navrent le cœur du soldat, auteur innocent de ce massacre, qu’il regarde d’un œil

    ligne de soldats faisant face à la rue Basse-du-Rempart. L’espace intérieur, formé par ces trois lignes, demeurait libre ; le lieutenant-colonel Courant et les officiers s’y tenaient.