l’oreille au guet, épiant, tous les bruits. On s’épuise en conjectures ; le foyer reste allumé, la famille veille.
Tout à coup un roulement sourd se fait entendre sur le pavé, quelques fenêtres s’entr’ouvrent avec précaution. Qu’ont-ils vu, ceux qui se retirent si précipitamment ? Quel spectacle les repousse, les attire de nouveau, les jette en effroi ? Quelles sont ces clameurs, ces voix inarticulées ? Que signifie ce cortège funèbre, qui semble conduit par les Euménides populaires ?
Dans un chariot attelé d’un cheval blanc, que mène par la bride un ouvrier aux bras nus, cinq cadavres sont rangés avec une horrible symétrie. Debout sur le brancard, un enfant du peuple, au teint blême l’œil ardent et fixe, le bras tendu, presque immobile, comme on pourrait représenter le génie de la vengeance, éclaire des reflets rougeâtres de sa torche, penchée en arrière, le corps d’une jeune femme dont le cou et la poitrine livides sont, maculés d’une longue traînée de sang. De temps en temps, un autre ouvrier, placé à l’arrière du chariot, enlace de son bras musculeux ce corps inanimé, le soulève en secouant sa torche, d’où s’échappent des flammèches et des étincelles, et s’écrie, en promenant sur la foule des regards farouches « Vengeance vengeance ! on égorge le peuple » – « Aux armes ! » répond la foule ; et le cadavre retombe au fond du chariot, qui continue sa route, et tout rentre pour un moment dans le silence. L’Enfer de Dante a seul de ces scènes d’une épouvante muette. Le peuple est un poëte éternel, à qui la nature et la passion inspirent spontanément des beautés pathétiques dont l’art ne reproduit qu’à grand’peine les effets grandioses.
Parti du lieu même où les victimes sont tombées[1], le
- ↑ On a dit que, dans la préméditation d’un massacre, les provocateurs de la colère du peuple avaient fait tenir, aux environs du ministère des affaires étrangères, des tombereaux sur lesquels on transporta les cadavres. Le fait est inexact. Je tiens de plusieurs témoins exempts de toute passion politique que, peu de minutes après la dé-