Page:Agoult - Lettres républicaines.djvu/67

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M. Thiers le sache bien, les conservateurs le prennent comme un pis-aller dans leur déroute, mais ils le quitteraient sans scrupule le jour où un conservateur plus conséquent leur semblerait devenu possible.

Le parti de la rue de Poitiers suppose bien gratuitement que M. Thiers, qui n’a pas su préserver la dynastie d’une chute ridicule, saurait maintenir, avec une république tempérée, la paix au dedans et au dehors. Illusion étrange ! Bien que, selon toute apparence, M. Thiers préfère une république dont il serait président à une monarchie dont il ne pourrait être au plus que le premier ministre ; bien qu’il ne conspire point ; bien qu’il souhaite faiblement une restauration de branche cadette, la force des choses l’y pousserait. Son avénement au pouvoir contient en germe la régence ; la régence, c’est la guerre civile. Ce n’est pas là, sans doute, ce que veut le pays. J’estime donc que le noyau artificiel qui vient de se former autour de M. Thiers ne tardera point à se dissoudre. Les hommes de paix qui s’y sont joints sans trop réfléchir comprendront qu’un parti qui repousse avec aigreur toute innovation, toute amélioration dans le sort des classes pauvres, doit inévitablement précipiter une violente explosion du désespoir populaire, et que le lendemain de son triomphe serait la veille d’une guerre sociale.

Ces considérations, Monsieur, et d’autres que je tais pour ne point abuser d’une bienveillance précieuse, me portent à croire que le Gouvernement actuel ne rencontrera pas d’obstacles insurmontables à la constitution d’un État vraiment démocratique. Le bon sens de la nation, déconcerté, dérouté par la succession rapide et confuse d’évènements prodigieux, rentrera bientôt en possession de soi. Il n’ira plus chercher dans le passé, pour accomplir une rénovation pacifique, des principes et des hommes incomptables avec le dogme sur lequel cette rénovation fonde son droit et ses espérances ; et, si nous ne voyons pas se réaliser les promesses téméraires des jours d’effervescence et d’héroïsme, nous assisterons du moins au développement régulier et continu dans les lois du sentiment de fraternité en dehors duquel il n’est plus de salut pour la France républicaine.