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aussi étrange, lui qui, cependant, depuis qu’il était dans les prairies, avait poursuivi chaque jour les différents animaux qui les habitent ; aussi s’était-il laissé aller à cette chasse avec tout l’entraînement de la jeunesse, se lançant à toute bride contre les autruches, et les abattant avec une joie d’enfant.

Lorsque le signal de la retraite fut donné par le chef, il ne s’arracha qu’avec peine à ce passe-temps qui pour lui en ce moment avait tant de charme, et revint au petit pas rejoindre ses compagnons.

Tout à coup un grand cri fut poussé par les Indiens et chacun sauta sur ses armes.

Le comte regarda avec étonnement autour de lui, et un léger frisson parcourut ses membres.

La chasse aux autruches était terminée ; mais, comme cela arrive souvent dans ces contrées, une bien plus terrible allait commencer.

La chasse aux couguars.

Deux de ces animaux venaient d’apparaître subitement.

Le comte se remit presque aussitôt, et, armant sa carabine, il se prépara à faire tête à ce gibier d’une nouvelle espèce.

Natah-Otann, lui aussi, avait aperçu les fauves.

D’un geste, il ordonna à une dizaine de guerriers d’entourer Fleur-de-Liane, qu’il avait obligée à l’accompagner, ou qui plutôt avait voulu absolument suivre la chasse ; puis certain que la jeune fille était, provisoirement du moins, en sûreté, il se retourna vers un guerrier qui se tenait à ses côtés :

« Découplez les chiens, » dit-il.

On délia une douzaine de molosses qui, aux approches des fauves, hurlaient tous ensemble.

Les Indiens, habitués à voir troubler de cette façon la chasse aux autruches, ne manquent jamais, lorsqu’ils partent pour se livrer à leur exercice favori, de conduire avec eux des chiens dressés à attaquer le lion.

À deux cents mètres à peu près de l’endroit où les Indiens avaient fait halte, deux couguars[1] se tenaient en arrêt, l’œil fixé sur les guerriers peaux-rouges.

Ces animaux, jeunes encore, étaient de la grosseur d’un veau ; leur tête ressemblait beaucoup à celle d’un chat, et leur robe douce et lisse, d’un fauve argenté, était mouchetée de noir.

« Allons, s’écria Natah-Otann, en chasse !

— En chasse ! » répétèrent tous les assistants.

Cavaliers et chiens se ruèrent à l’envi sur les bêtes féroces avec des hurlements, des cris et des aboiements capables d’effrayer des lions novices.

Les nobles bêtes, immobiles et étonnées, flagellaient leurs flancs de leur forte queue et aspiraient l’air à pleins poumons ; un instant elles demeurèrent immobiles, puis tout à coup elles s’élancèrent et se mirent à fuir en bondissant.

Une partie des chasseurs avait couru en ligne droite pour leur couper la retraite, tandis que d’autres, penchés sur leurs selles et gouvernant leurs chevaux avec les genoux, décochaient leurs flèches ou déchargeaient leurs rifles, sans arrêter les couguars qui, furieux, se retournaient contre les chiens et les envoyaient à dix pas d’eux glapir de douleur. Cependant les molosses, habitués de longue main à cette chasse, épiaient l’occasion favorable, se jetaient sur le dos des lions et enfonçaient les crocs dans leur chair ; mais ceux-ci, d’un coup de leur griffe meurtrière, les balayaient comme des mouches et reprenaient leur course effarée.

L’un d’eux, percé par plusieurs flèches et entouré par les chiens, roula sur le sol en faisant voler le sable sous sa griffe crispée et en poussant un hurlement effroyable.

Le Canadien l’acheva par une balle qu’il lui planta dans l’œil.

Mais il restait le second couguar qui était encore sans blessure et dont les bonds déroutaient l’attaque et l’adresse des chasseurs.

Les molosses, fatigués, n’osaient l’affronter.

Sa fuite l’avait conduit à quelques pas de l’endroit où se tenait Fleur-de-Liane ; tout à coup il fit un crochet sur la droite, bondit par-dessus les Indiens dont deux roulèrent éventrés, et tomba en arrêt devant la jeune fille.

Fleur-de-Liane, pâle comme une morte, l’œil éteint, joignit instinctivement les mains, poussa un cri étouffé et s’évanouit.

Deux cris répondirent au sien, et, au moment où le lion allait s’élancer sur la jeune fille, deux coups de feu le frappèrent en plein poitrail.

Il fit volte-face devant son nouvel adversaire.

C’était le comte de Beaulieu.

« Que personne ne bouge, s’écria-t-il en arrêtant d’un geste Natah-Otann et Balle-Franche qui accouraient, ce gibier est à moi, nul autre que moi ne le tuera. »

Le comte avait mis pied à terre, les pieds écartés et fortement appuyés sur le sol, le rifle à l’épaule, immobile comme un bloc de pierre, le regard fixé sur le lion, il l’attendit.

Une angoisse suprême serrait le cœur des assistants, nul n’osait bouger.

Le lion hésita, lança un dernier regard sur la proie gisante à quelques pas de lui, et s’élança en rugissant sur le jeune homme.

Celui-ci lâcha de nouveau la détente.

Le quadrupède se tordit sur le sable ; le comte, son couteau de chasse en main, courut vers lui.

L’homme et le lion roulèrent ensemble, mais bientôt un seul des combattants se releva, ce fut l’homme.

Fleur-de-Liane était sauvée.

La jeune fille rouvrit les yeux, jeta un regard effaré autour d’elle, et tendant la main au Français :

« Merci, oh ! merci, » s’écria-t-elle en fondant en larmes.

Natah-Otann s’avança vers la jeune fille :

« Silence ! lui dit-il durement, ce que ce visage pâle a fait, Natah-Otann aurait pu l’accomplir. »

Le comte sourit avec dédain, mais ne répondit pas, il avait reconnu un rival.

  1. Le felis discolor de Linnée, ou lion d’Amérique.