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XX

DIPLOMATIE INDIENNE.


Natah-Otann feignit de ne pas avoir aperçu le sourire du comte.

« Maintenant que vous êtes remise, dit-il à Fleur-de-Liane d’un ton plus doux que celui qu’il avait d’abord pris avec elle, remontez à cheval et retournez au village, le Loup-Rouge vous accompagnera ; qui sait, ajouta-t-il avec un sourire indien, nous pouvons encore rencontrer les couguars, vous en avez si peur que je crois vous rendre service en vous priant de vous éloigner. »

La jeune fille s’inclina encore toute tremblante et remonta à cheval.

Le Loup-Rouge avait, malgré lui, fait un mouvement de joie à l’ordre que lui avait donné le chef, mais celui-ci, tout à ses pensées, ne l’avait pas surpris.

« Un moment encore, reprit Natah-Otann ; si les lions vivants vous font peur, je sais qu’en revanche vous prisez fort leur fourrure ; permettez-moi donc de vous offrir celle-ci. »

Personne n’égale l’habileté des Peaux-Rouges pour écorcher les animaux ; en un instant, les deux lions, au-dessus desquels déjà planaient et tournoyaient en longs cercles les vautours, furent dépouillés de leurs riches robes que, sur un geste du chef, on jeta sur la croupe du cheval du Loup-Rouge.

L’animal, effrayé par la senteur acre qu’exhalaient les peaux des fauves, se cabra avec fureur et faillit désarçonner son cavalier qui eut beaucoup de peine à s’en rendre maître.

« Allez, maintenant, » dit sèchement le chef en les congédiant d’un geste hautain.

Fleur-de-Liane et le Loup-Rouge s’éloignèrent au galop.

Natah-Otann les suivit assez longtemps du regard ; puis il laissa tomber sa tête sur la poitrine en poussant un soupir étouffé, et parut se plonger dans de sombres méditations.

Au bout d’un instant, il sentit une main qui s’appuyait fortement sur sa poitrine.

Il releva la tête.

Le Bison-Blanc était devant lui.

« Que me voulez-vous ? lui demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur.

— Ne le savez-vous pas ? » répondit le vieillard en le regardant fixement.

Natah-Otann tressaillit.

« C’est juste, dit-il, l’heure est venue, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Les précautions sont prises ?

— Toutes.

— Allons donc ; mais où sont-ils ?

— Voyez-les. »

En disant ces deux mots, le Bison-Blanc désigna du doigt le comte et ses deux compagnons couchés sur l’herbe, sur la lisière d’un bois qui verdissait à deux cents pas de l’endroit où campaient les Indiens.

« Ah ! ils font bande à part, observa le chef avec amertume.

— Cela ne vaut-il pas mieux ainsi pour la conversation que nous désirons avoir avec eux ?

— Vous avez raison. »

Les deux hommes se dirigèrent alors à grands pas vers les blancs, sans échanger d’autres paroles.

Ceux-ci s’étaient en effet retirés à l’écart, non par mépris pour les Indiens, mais afin d’être plus libres.

Ce qui s’était passé après la mort des couguars, la façon brutale dont le chef avait parlé à Fleur-de-Liane, avait froissé le comte ; il avait fallu la puissance qu’il possédait sur lui-même et les prières de Balle-Franche pour l’empêcher d’éclater en reproches envers le chef dont la conduite lui avait paru d’une grossièreté inqualifiable.

« Hum ! dit-il, cet homme est bien décidément une vilaine nature, je commence à me ranger de votre avis, Balle-Franche.

— Bah ! ce n’est rien encore, répondit celui-ci en haussant les épaules, nous en verrons bien d’autres si nous restons seulement huit jours avec ces démons. »

Tout en causant, le Canadien avait rechargé son rifle et ses pistolets.

« Faites comme moi, continua-t-il, on ne sait pas ce qui peut arriver.

— À quoi bon cette précaution, ne sommes-nous pas sous la sauve-garde des Indiens dont nous sommes les hôtes ?

— C’est possible ; mais c’est égal, croyez-moi, suivez toujours mon conseil, avec les Indiens on ne peut jamais répondre de l’avenir.

— Au fait, il y a du vrai dans tout ce que vous me dites, ce que je viens de voir ne me porte nullement à la confiance. »

Le comte se mit aussitôt en devoir de recharger ses armes.

Quant à Ivon, son fusil et ses pistolets étaient en état.

Les deux chefs indiens arrivèrent auprès du comte au moment où il achevait de charger son dernier pistolet.

« Oh ! oh ! dit en français Natah-Otann en saluant le jeune homme avec une exquise politesse, auriez-vous éventé quelque bête fauve aux environs, monsieur le comte ?

— Peut-être, répondit celui-ci en repassant à sa ceinture le pistolet, après l’avoir amorcé avec soin.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Rien autre chose que ce que je dis, monsieur !