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soit par accident, soit par suite de combats ou de maladies, se trouvaient démontés ; les cavaliers qui en ce moment caracolaient autour d’eux étaient leurs amis, et venaient leur faire cadeau à chacun d’un cheval avant le départ de l’expédition.

Cependant, tout en faisant tourner leurs chevaux, les cavaliers arrivèrent bientôt assez près des fumeurs, qui ne semblaient pas les apercevoir ; chaque cavalier choisit l’homme auquel il voulait donner son cheval, et une grêle de coups de fouet commença à tomber sur les épaules nues des guerriers impassibles.

À chaque coup qu’ils portaient, les guerriers criaient en appelant chacun leur ami par son nom.

« Un tel ! tu es un mendiant et un misérable ! Tu désires mon cheval, je te le donne ; mais tu porteras sur tes épaules les traces sanglantes de mon fouet ! »

Ce manège dura un quart d’heure environ, pendant lequel les patients, bien que le sang ruisselât sur leur corps, ne jetèrent pas un cri, ne poussèrent pas une plainte, et demeurèrent au contraire calmes et immobiles, comme s’ils eussent été métamorphosés en statues de bronze.

Enfin le Loup-Rouge donna un second coup de sifflet ; les cavaliers disparurent alors aussi vite qu’ils étaient venus.

Les patients se levèrent comme si rien ne leur était arrivé, puis ils allèrent, le visage rayonnant et d’un pas ferme, prendre possession chacun d’un magnifique coursier tout harnaché, tenu en bride par leurs ex-bourreaux, redevenus leurs amis.

Voilà ce que les Pieds-Noirs nomment fumer les chevaux.

Lorsque le tumulte occasionné par cet épisode semi-sérieux, semi-burlesque, fut apaisé, un hachesto ou crieur public monta sur le rebord de la hutte du conseil.

Toute la population du village se rangea silencieuse sur la place.

« L’heure a sonné ! l’heure a sonné ! l’heure a sonné ! cria le hachesto. Guerriers, à vos lances et à vos fusils ! les chevaux piétinent d’impatience, vos chefs vous attendent, et vos ennemis sont endormis ! Aux armes ! aux armes ! aux armes !

— Aux armes ! » s’écrièrent tous les guerriers d’une seule voix.

Natah-Otann, suivi de guerriers montés comme lui sur des coursiers fringants, parut alors sur la place et poussa avec un accent terrible le redoutable cri de guerre des Pieds-Noirs.

À ce cri, chacun se précipita sur ses armes, se mit en selle et vint se ranger autour des chefs, qui, au bout de dix minutes à peine, se trouvèrent à la tête de cinq cents guerriers d’élite parfaitement armés et équipés.

Natah-Otann jeta un regard de triomphe autour de lui ; ses yeux tombèrent par hasard sur les deux prisonniers, qui étaient demeurés tranquillement assis, causant entre eux et indifférents en apparence à tout ce qui se passait.

À cette vue, les épais sourcils du chef se froncèrent ; il se pencha vers le Bison-Blanc, qui se tenait auprès de lui, et murmura quelques mots à son oreille.

Le vieillard fit un geste d’assentiment et se dirigea vers les prisonniers, tandis que Natah-Otann, prenant la tête du détachement de guerre, donnait l’ordre du départ et s’éloignait en ne laissant sur la place qu’une dizaine de cavaliers destinés, si besoin était, à prêter main forte au Bison-Blanc.

« Messieurs, dit-il d’un ton bref, mais avec un geste courtois, veuillez monter à cheval et me suivre, s’il vous plaît.

— Est-ce un ordre que vous me donnez, monsieur ? répondit le comte avec hauteur.

— Pourquoi cette question ?

— Parce que j’ai l’habitude de n’obéir à personne.

— Monsieur, répondit le chef, toute résistance serait insensée et plutôt nuisible qu’utile à vos intérêts : donc, à cheval sans plus tarder.

— Le chef a raison, dit Balle-Franche en jetant un regard significatif au comte. À quoi bon nous entêter, nous ne serons pas les plus forts.

— Mais… fit le jeune homme.

— Voilà, votre cheval, interrompit vivement le chasseur. Nous obéissons au chef, » dit-il à voix haute.

Puis il ajouta tout bas :

« Êtes-vous fou, monsieur Édouard ? Qui sait les chances que nous réserve le hasard pendant cette expédition maudite ?

— Cependant…

— Montez, montez. »

Enfin le jeune homme, à demi convaincu, obéit au chasseur. Lorsque les prisonniers furent en selle, les cavaliers les entourèrent et les entraînèrent au galop, à la suite de la colonne qu’ils rejoignirent bientôt et dont ils prirent la tête.

Malgré la résistance du comte de Beaulieu, Natah-Otann et le Bison-Blanc n’avaient pas renoncé au plan qu’ils avaient formé de le faire passer pour Montezuma, et de le mettre à la tête des nations alliées.

Seulement ce plan s’était modifié, en ce sens que, puisque le jeune comte refusait son concours, ils le forceraient malgré lui à le leur donner. Voici de quelle façon ils comptaient agir. Ils étaient parvenus à persuader aux Indiens qui les accompagnaient à la chasse que la lutte soutenue par le comte, lutte qui les avait frappés de stupeur, à cause de l’énergique résistance de ces deux hommes qui avaient tenu si longtemps tête à cinquante guerriers, n’était qu’une ruse inventée par eux pour faire briller leur force et leur puissance aux yeux de tous.

Les Peaux-Rouges, à cause de leur ignorance, sont d’une crédulité stupide. Le grossier mensonge de Natah-Otann, qui aurait fait hausser les épaules de mépris à n’importe quel homme un peu civilisé, obtint le plus grand succès auprès de ces natures abruties, et rehaussa encore à leurs yeux la valeur personnelle du comte qu’ils virent, sans en chercher la raison, continuer en apparence à vivre en