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du fort, où ils sont en garnison, de les envoyer ici au plus vite.

— De quel fort et de quel le garnison parlez-vous, ma bonne femme ? sur mon âme, je ne sais ce que vous voulez dire.

— Comment, depuis que vous êtes ici, vous ne connaissez pas vos voisins ?

— J’ai donc des voisins ? fit-il d’un ton de mauvaise humeur.

— À dix kilomètres au plus, se trouve le fort Mackensie, commandé par un brave officier, nommé le major Melvil. »

À cette explication, le visage du squatter se dérida ; ce n’était pas un concurrent, mais un défenseur qu’il avait pour voisin ; donc, tout était pour le mieux.

« Oh ! oh ! j’irai lui présenter mes respects, dit-il ; c’est une connaissance à ne pas négliger dans le désert, que celle du commandant d’un fort. »

Le major Melvil avait expédié immédiatement le détachement demandé par sa sœur ; mais réfléchissant que des soldats ne pourraient aussi bien que des chasseurs exécuter le coup de main qu’on méditait, il avait envoyé une vingtaine de coureurs des bois et d’engagés résolus et aguerris, sous les ordres d’un officier de confiance qui, depuis longtemps, était au service de la société des Pelleteries, connaissait à fond le désert et était au courant des ruses des astucieux ennemis qu’il aurait à combattre.

Au pied de la colline, les deux troupes se rejoignirent. John Bright, bien qu’il ignorât encore dans quel but on lui envoyait ce détachement, reçut avec affabilité les renforts qui lui arrivaient.

Ivon rayonnait ; le digne Breton, maintenant qu’il pouvait disposer d’un si grand nombre de bons rifles, se croyait certain de sauver son maître ; tous ses soupçons avaient disparu ; il se confondait en remercîments et en excuses auprès de la Louve des prairies et de ses deux amis indiens.

Aussitôt que chacun fut casé dans l’habitation, que les chasseurs se furent installés convenablement, John Bright revint près de ses hôtes, et après leur avoir offert des rafraîchissements :

« Maintenant, dit-il, j’attends votre explication. »

Comme nous verrons bientôt se développer le plan qui fut arrêté dans cette réunion, nous croyons inutile de le détailler ici.


XXIV

LE CAMP DES PIEDS-NOIRS.


Deux jours se sont écoulés depuis les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre.

C’est le soir au village des Kenhàs.

Le tumulte est grand ; tout se prépare pour une expédition.

La nuit est claire, étoilée.

De grands feux, allumés devant chaque calli, répandent d’immenses lueurs rougeâtres qui éclairent tout le village.

Il y a quelque chose d’étrange et de saisissant dans l’aspect que présente le village, où grouille et foisonne une population empressée aux reflets fantastiques des flammes des brasiers.

Le comte de Beaulieu et Balle-Franche, libres en apparence, causent entre eux à voix basse, assis sur le sol nu, le dos appuyé au mur d’un calli.

Depuis longtemps déjà est écoulé le terme fixé par le comte pour rester prisonnier sur parole ; cependant les chefs indiens se sont contentés de lui enlever ses armes, ainsi qu’au chasseur, sans paraître autrement s’inquiéter d’eux.

Sur la grande place du village, deux immenses feux sont allumés. Autour du premier, placé devant la loge du conseil, sont assis le Bison-Blanc, Natah-Otann, le Loup-Rouge et trois ou quatre autres principaux chefs de la tribu.

Autour du second, une vingtaine de guerriers fument silencieusement leur calumet.

Tel était l’aspect que présentait le village des Kenhàs le jour où nous reprenons notre récit, à neuf heures du soir environ.

« Pourquoi laisser ainsi les visages pâles errer dans le village ? » demanda le Loup-Rouge.

Natah-Otann sourit.

« Les blancs ont-ils les pieds de la gazelle et les yeux de l’aigle pour retrouver leur piste perdue dans le désert ?

— Mon père a raison, s’il parle de l’Œil-de-Verre, reprit le Loup-Rouge avec insistance ; mais Balle-Franche a le cœur des Peaux-Rouges.

— Oui, s’il était seul, il chercherait à s’échapper, mais il n’abandonnera pas son ami.

— Celui-ci peut le suivre.

— L’Œil-de-Verre a le cœur brave, mais ses pieds sont faibles ; il ne sait pas marcher dans le désert. »

Le Loup-Rouge baissa la tête d’un air convaincu et ne répliqua pas.

« L’heure est arrivée de se mettre en marche ; les nations alliées se dirigent vers le rendez-vous, dit le Bison-Blanc d’une voix sombre ; il est neuf heures, la chouette a chanté deux fois et la lune se lève.

— Bon ! fit Natah-Otann ; on va fumer les chevaux, afin de se mettre en marche aussitôt après. »

Le Loup-Rouge donna un strident coup de sifflet.

À ce signal, une vingtaine de cavaliers firent irruption au galop sur la place et se dirigèrent en caracolant vers le feu dont nous avons parlé, autour duquel une vingtaine de guerriers, nus jusqu’à la ceinture, fumaient accroupis silencieusement.

Ces hommes étaient des guerriers de la tribu qui,