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Si, arrivés au rendez-vous, l’homme qu’ils attendaient ne leur était pas présenté, il était évident qu’ils se retireraient avec leurs contingents et que tout serait rompu pour ne se renouer peut-être jamais.

Donc il fallait de toute nécessité parer à cette catastrophe.

Voilà à quelle résolution s’étaient arrêtés Natah-Otann et le Bison-Blanc, résolution, désespérée s’il en fut, mais que les circonstances impérieuses dans lesquelles ils se trouvaient les avaient forcés d’adopter, s’en rapportant au hasard du soin de la faire réussir.

Le comte de Beaulieu et son compagnon devaient, pendant tout le cours de l’expédition, marcher en tête des colonnes d’attaque, sans armes, il est vrai, libres en apparence, mais surveillés avec soin par dix guerriers de confiance qui ne les quitteraient point d’un pas et leur casseraient la tête au moindre geste suspect.

Ce plan était absurde, et, avec d’autres hommes que les Indiens, l’impossibilité en aurait été reconnue en moins d’une heure ; mais par son invraisemblance même, il offrait des chances de réussite à cause de son audace et surtout de la certitude dans laquelle se croyaient les Indiens que le comte était isolé dans la prairie et n’avait point d’amis prêts à tenter de le sauver.

La fuite du Breton avait inquiété Natah-Otann pendant quelques instants ; mais la rencontre faite dans le bois même où Ivon s’était réfugié en se sauvant, du corps à demi dévoré par les bêtes fauves d’un homme revêtu des habits du domestique, lui avait rendu toute sa sécurité en lui prouvant qu’il n'avait plus rien à redouter du dévouement du pauvre homme.

Trois heures avant le départ de la colonne pour le rendez-vous, le chef avait fait, sur les indications du Bison-Blanc, étrangler en secret cinq espions.

Le Loup-Rouge, dans lequel Natah-Otann et le Bison-Blanc avaient une confiance illimitée, et dont le courage ne pouvait être révoqué en doute, avait été nommé chef du détachement chargé de surveiller les prisonniers.

Les choses étaient donc aussi bien qu’il était possible qu’elles fussent.

Les deux chefs marchaient à cinquante pas en avant de leurs guerriers, en causant à voix basse entre eux et en arrêtant définitivement leurs derniers plans.

Le Bison-Blanc résuma en quelques mots la position et ses espérances.

« Notre projet est désespéré, dit-il ; un hasard peut le faire échouer, un hasard le faire réussir ; tout dépend du premier assaut. Si, comme je le crois, nous surprenons la garnison américaine et nous nous emparons du fort Mackensie, nous n’aurons plus besoin de ce comte qu’il nous sera facile de faire disparaître, eh disant qu’il est remonté au ciel parce que nous sommes vainqueurs ! sinon, ma foi, nous verrons : tout sera décidé dans quelques heures. D’ici là, courage et prudence. »

Natah-Otann ne répondit pas et jeta un regard sur Fleur-de-Liane, qui trottait insoucieuse en apparence sur le flanc de la colonne qu’elle avait demandé à suivre, permission que le chef lui avait accordée avec joie.

Les guerriers s’avançaient en une longue ligne, suivant silencieusement une de ces sentes aux méandres infinis, tracés depuis des siècles dans les prairies par les pieds des bêtes fauves.

De loin, aux reflets argentés de la lune, ils semblaient un immense serpent déroulant ses énormes anneaux dans la plaine.

La nuit était transparente et douce ; le ciel, pailleté de millions d’étoiles, laissait ruisseler sur le paysage des flots d’une lumière mélancolique en harmonie avec la nature grandiose et primitive du désert.

Vers quatre heures du matin, Natah-Otann fit halte au sommet d’une colline boisée, dans le centre d’une clairière immense, où tout le détachement s’engloutit et disparut sans laisser de traces.

Le fort Mackensie se dressait, sombre et majestueux, à une portée de canon à peu près un peu sur la gauche.

Les Indiens avaient conduit leur marche, avec tant de prudence, que la garnison américaine n’avait donné aucun signe d’inquiétude.

Natah-Otann fit tendre une tente dans laquelle il pria courtoisement ses prisonniers d’entrer.

Ceux-ci obéirent.

« À quoi bon tant de politesse ? dit le comte.

— N’êtes-vous pas mon hôte ? répondit le chef avec un sourire ironique ; et il se retira.

Le comte et son compagnon, demeurés seuls, se laissèrent aller sur un monceau de fourrures destinées à leur servir de lit.

« Que faire ? murmura le comte avec découragement.

— Dormir, répondit insoucieusement le chasseur. Je me trompe fort, ou bientôt nous aurons du nouveau.

— Dieu vous entende !

— Amen ! fit Balle-Franche en riant. Bah ! nous n’en mourrons pas encore cette fois-ci.

- Je l’espère, reprit le comte pour dire quelque chose.

— Et moi j’en suis sûr. Il serait curieux, ma foi ! s’écria en riant le chasseur, que, moi qui cours le désert depuis si longtemps, je sois tué par ces brutes rouges. »

Le jeune homme ne put s’empêcher d’admirer intérieurement l’aplomb naïf avec lequel le Canadien émettait une aussi incroyable opinion.

En ce moment, les prisonniers entendirent un léger bruit auprès d’eux.

« Silence ! » dit Balle-Franche.

Ils prêtèrent attentivement l’oreille. Une voix harmonieuse chanta alors avec une mélodie pleine de douceur et de mélancolie la charmante chanson des Pieds-Noirs, qui commence par ces vers :

Nu biim nitcha umadea,
Taneschtupa evarcuri,