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dit son mari qui ne voulait pas découvrir la raison véritable, que nous restions quelques jours ici afin de faire reposer les bestiaux.

— Ah ! fort bien, » dit-elle.

Et elle descendit, suivie de sa fille.

À peine les deux femmes eurent-elles mis pied à terre, que les hommes commencèrent à décharger la voiture.

Ce travail dura près d’une heure. Sem avait eu le temps de ramener les bestiaux de l’abreuvoir et de les parquer au sommet du monticule.

« C’est donc là que nous campons ? dit mistress Bright.

— Oui, répondit son mari.

— Venez, Diana, » dit la dame.

Les deux femmes se chargèrent de quelques ustensiles de cuisine, et montèrent sur la colline, où, après avoir allumé du feu, elles se mirent en devoir de préparer le souper.

Dès que la charrette fut déchargée, les deux domestiques, aidés de William, la poussèrent par derrière, tandis que John Bright, restant en tête de l’attelage pour le diriger, commença à fouetter les chevaux.

La pente était assez rapide.

Mais, grâce à la vigueur des animaux et à l’impatience des hommes qui, à chaque pas, plaçaient des rouleaux derrière les roues, la charrette arriva enfin en haut.

Le reste n’était plus rien.

En moins d’une heure le camp fut établi de la manière suivante :

Les émigrants formèrent, avec des ballots et des arbres qu’ils abattirent, un vaste cercle, au centre duquel les bestiaux furent attachés, puis ils dressèrent une tente pour abriter les femmes.

Lorsque cela fut fait, John Bright jeta un regard satisfait autour de lui.

Sa famille était provisoirement à l’abri d’un coup de main ; grâce à la façon dont les ballots et les arbres avaient été disposés, les émigrants pouvaient tirer à l’abri contre les ennemis qui les attaqueraient et se défendre assez longtemps avec succès.

Le soleil était couché déjà depuis une heure, lorsque ces différentes installations furent terminées.

Le souper était prêt.

Les Américains s’assirent en cercle autour du feu, et mangèrent avec cet appétit d’hommes habitués au danger, et que les plus grandes inquiétudes n’ont pas le pouvoir de leur enlever.

Après le repas, John Bright dit la prière, ainsi qu’il faisait chaque soir avant de se livrer au repos ; les assistants, debout et le front découvert, écoutèrent avec recueillement cette prière ; puis, lorsqu’elle fut terminée, les deux dames entrèrent sous la tente préparée pour elles.

Maintenant, dit John Bright, veillons avec soin ; la nuit est noire, la lune se lève tard, et vous savez que c’est surtout le matin, moment où le sommeil est le plus profond, que les Indiens choisissent pour attaquer leurs ennemis. »

Le feu fut couvert, afin que sa lueur ne dénonçât pas la position exacte du camp, et les deux domestiques s’étendirent côte à côté sur l’herbe, où ils ne tardèrent pas à s’endormir, tandis que le père et le fils, debout chacun d’un côté opposé du camp, veillaient au salut commun.


IV

NATAH-OTANN (L’OURS GRIS).


Tout était calme dans la prairie, aucun bruit ne troublait le silence du désert.

À la subite apparition de Natah-Otann, quelle que fût l’émotion qu’éprouvât Balle-Franche, il fut impossible à l’Indien de s’en apercevoir.

Le visage du chasseur demeura calme, et aucun muscle ne bougea.

« Ah ! dit-il, que le sachem des Piekanns soit le bienvenu ; vient-il en ami ou en ennemi ?

— Natah-Otann vient s’asseoir au feu de ses frères pâles, et fumer le calumet ; avec eux, répondit le chef en jetant un regard perçant autour de lui.

— Bon ; si le chef veut attendre un instant, j’allumerai le feu.

— Balle-Franche peut l’allumer, le chef l’attendra ; il est venu pour causer avec les visages pâles, la conversation sera longue. »

Le Canadien regarda fixement le Peau-Rouge ; mais ainsi que lui l’Indien était impassible ; il était impossible de rien lire sur ses traits.

Le chasseur ramassa quelques brassées de bois sec, battit le briquet et bientôt une flamme claire jaillit et éclaira le monticule.

L’Indien s’approcha du feu, s’accroupit devant, sortit son calumet de sa ceinture et se mit tranquillement à fumer.

Balle-Franche ne voulant pas demeurer en reste avec lui, l’imita de tout point avec une indifférence parfaitement jouée, et les deux hommes restèrent quelques minutes à s’envoyer réciproquement des bouffées de fumée au visage.

Natah-Otann rompit enfin le silence.

« Le chasseur pâle est un guerrier, dit-il, pourquoi cherche-t-il donc à se cacher comme le rat d’eau ? »

Balle-Franche ne jugea pas à propos de répondre à cette insinuation, et continua à fumer philosophiquement, tout en jetant un regard de côté à son interlocuteur.

« Les Pieds-Noirs ont l’œil de l’aigle, reprit Natah-Otann ; leurs yeux perçants voient tout ce qui se passe dans la prairie. »

Le Canadien fit un geste d’assentiment, mais ne répondit pas encore.

Le chef continua :

« Natah-Otann a vu les traces de ses amis les visages pâles, son cœur a tressailli de plaisir dans sa poitrine et il est venu vers eux. »