Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Balle-Franche retira lentement le tuyau de la pipe de sa bouche, et, tournant la tête, vers l’Indien, il l’examina avec soin un instant et répondit enfin :

« Je répète à mon frère qu’il est le bienvenu : je sais que c’est un grand chef, je suis heureux de le voir.

— Ooah ! fit l’Indien avec un fin sourire ; mon frère est-il aussi satisfait qu’il le dit de ma présence ?

— Pourquoi non, chef ?

— Mon frère garde rancune aux Pieds-Noirs de l’avoir attaché au poteau de torture. »

Le Canadien haussa dédaigneusement les épaules et répondit froidement :

« Allons donc, chef, moi garder rancune à vous ou à votre nation ! pourquoi le supposez-vous ? La guerre est la guerre ; je n’ai pas de reproches à vous faire. Vous avez voulu me tuer, je vous ai échappé ; nous sommes quittes.

— Bon ! mon frère dit-il vrai ? a-t-il réellement oublié ? demanda le chef avec une certaine vivacité.

— Pourquoi non ? répondit négligemment le Canadien ; je n’ai pas la langue fourchue, les paroles que prononce ma bouche viennent de mon cœur ; j£ n’ai pas oublié les traitements que vous m’avez fait souffrir, je mentirais si je le disais ; mais je les ai pardonnés.

Oché ! mon frère est un grand cœur ; il est généreux.

— Non ; seulement je suis un homme qui connaît les mœurs indiennes, voila tout ; vous n’avez fait ni plus ni moins de ce que font les autres Peaux-Rouges en pareil cas ; je ne puis vous en vouloir de ce que vous avez agi selon votre nature. »

Il y eut un silence ; les deux hommes s’étaient remis à fumer.

Ce fut encore l’Indien qui le premier reprit la parole.

« Ainsi, mon frère est un ami ? dit-il.

— Et vous ? » demanda le chasseur, répondant à une question par une autre.

Le chef se leva d’un geste plein de majesté ; il écarta les plis de son manteau de bison.

« Un ennemi viendrait-il ainsi ? » répondit-il d’une voix douce.

Le Canadien ne put réprimer un mouvement de surprise : le Pied-Noir était sans armes, sa ceinture était vide ; il n’avait même pas son couteau à scalper, cette arme dont les Indiens ne se séparent jamais.

Balle-Franche lui tendit la main.

« Touchez là, chef, lui dit-il, vous êtes un homme de cœur ; maintenant parlez, je vous écoute ; et d’abord voulez-vous boire un coup d’eau de feu ?

— L’eau de feu est une mauvaise conseillère, répondit le chef en souriant ; elle rend les Indiens fous ; Natah-Otann n’en boit pas.

— Allons, allons, je vois que je m’étais trompé à votre égard, chef, cela me fait plaisir ; parlez, mes oreilles sont ouvertes,

— Ce que j’ai à dire à Balle-Franche, d’autres oreilles ne doivent pas l’entendre.

— Mes amis dorment profondément, vous pouvez parler sans crainte, et puis, lors même qu’ils seraient éveillés, vous savez qu’ils ne comprennent pas votre langue. »

L’Indien secoua la tête.

« L’Œil-de-Verre sait tout, répondit-il, le chef ne parlera pas devant lui.

— Comme il vous plaira, chef ; seulement je vous ferai observer que moi je n’ai rien à vous dire ; vous êtes donc libre de parler ou de vous taire. »

Natah-Otann sembla hésiter un instant, puis il reprit :

« Balle-Franche suivra son ami sur les bords du fleuve, et là, il écoutera les paroles du chef pied-noir.

— Hum ! fit le chasseur ; et qui veillera sur mes compagnons pendant mon absence ? Non, non, ajouta-t-il, chef, je ne puis faire cela. Les Peaux-Rouges ont la ruse de l’opossum ; pendant que je serai près du fleuve, mes amis peuvent être surpris. Qui me répondra de leur sécurité ? »

L’Indien se leva.

« La parole d’un chef, » dit-il d’une voix fière, avec un geste rempli de majesté.

Le Canadien le regarda attentivement.

« Écoutez, Peau-Rouge, dit-il, je ne doute pas de votre loyauté, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire.

— J’écoute mon frère, répondit l’Indien.

— Je dois veiller sur mes compagnons. Puisque vous voulez absolument me parler en secret, je consens à vous suivre, mais à une condition, c’est que je ne quitterai pas mes armes ; de cette façon, s’il arrivait une de ces choses trop communes dans la prairie, et que la prudence humaine ne peut prévoir, je serai en mesure de faire face au danger et de vendre chèrement ma vie ; si ce que je vous propose vous convient, je suis prêt à vous suivre, sinon non.

— Bon ! fit l’Indien en souriant, mon frère pâle a raison : un vrai chasseur n’abandonne jamais ses armes ; que la Balle-Franche suive son ami.

— Allons donc ! » répondit résolument le Canadien en jetant son rifle sur son épaule.

Natah-Otann commença à descendre le monticule, glissant sans bruit à travers les broussailles et les halliers.

Le Canadien marchait littéralement dans ses pas.

Bien que le chasseur feignît la sécurité la plus parfaite, cependant il ne laissait pas, malgré cela, de surveiller avec soin les environs, et de prêter l’oreille au moindre bruit.

Mais tout était calme et silencieux dans le désert.

Après avoir marché pendant une dizaine de minutes, les deux hommes arrivèrent sur le bord du fleuve.

Le Méchachébé roulait majestueusement ses eaux sur un lit de sable jaune d’or, parfois quelques ombres vagues apparaissaient sur le rivage : c’étaient des bêtes fauves qui venaient boire au fleuve.

À deux lieues au plus en avant, au sommet d’une