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Montagnes, rivières, lacs et fleuves, tout est taillé sur un patron sublime.

Voici un fleuve de l’Amérique septentrionale, non comme le Rhône, le Danube ou le Rhin dont les rives sont couvertes de villes, de plantations ou de vieux châteaux qui s’écroulent émiettés par les siècles, dont les sources et les tributaires sont des ruisseaux insignifiants, dont les eaux resserrées dans un lit trop étroit se précipitent, impatientes, de se perdre au sein des mers ; mais profond et silencieux, large comme un bras de l’Océan, calme et sévère comme la grandeur, il roule majestueusement ses eaux grossies par d’innombrables rivières, baignant mollement les bords d’un millier d’îles qu’il a formées de son limon.

Ces îles, couvertes de hautes futaies, exhalent un parfum âcre ou délicieux que la brise emporte au loin. Rien ne trouble leur solitude, que l’appel doux et plaintif de la colombe ou la voix rauque et stridente du tigre qui s’ébat sous l’ombrage.

Çà et là les arbres tombés de vétusté, ou déracinés par l’ouragan, s’assemblent sur les eaux ; alors unis par les lianes, cimentés par la vase, ces débris des forêts deviennent des îles flottantes ; de jeunes arbrisseaux y prennent racine ;. le Peitia et le Nénufar y étalent leurs roses jaunes, les serpents, les oiseaux, les caïmans viennent se reposer et se jouer sur ces radeaux verdoyants et vont avec eux s’engloutir dans l’Océan.

Ce fleuve n’a pas de nom !…

D’autres sous la même zone s’appellent : Néobraska, Platte, Missouri.

Lui il est simplement Mécha-Chébé, le vieux père des eaux, le fleuve par excellence ! le Mississipi enfin !

Vaste et incompréhensible comme l’infini, plein de terreurs secrètes, comme le Gange et l’Irawadé, il est pour les nombreuses nations indiennes qui habitent ses rives le type de la fécondité, de l’immensité, de l’éternité !…

Le 10 juin 1834, entre dix et onze heures du matin, trois hommes étaient assis sur les bords du fleuve un peu au-dessus de son confluent avec le Missouri, et déjeunaient d’une tranche d’elk rôti, en causant gaiement entre eux.

L’endroit où ils se trouvaient était on ne peut plus pittoresque. C’était un accore du fleuve, gracieusement dessiné, formé de monticules émaillés de fleurs.

Les inconnus avaient choisi pour leur halte le sommet du monticule le plus élevé d’où la vue embrassait un panorama splendide.

D’abord d’épais rideaux de verdure qui ondulaient au loin sous le souffle de la brise ; sur les îles du fleuve des troupes innombrables de flamants aux ailes roses, perchés sur leurs longues jambes, des pluviers, des cardinaux qui voletaient de branche en branche, tandis que de monstrueux alligators se vautraient nonchalamment dans la vase.

Entre les îles, des nappes argentées faisaient miroiter les rayons du soleil. Au milieu de ces reflets de lumière éblouissante, des poissons de toutes sortes se jouaient au ras de l’eau et traçaient des sillons étincelants.

Puis enfin, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, la cime des arbres qui bordaient la prairie et dont le vert sombre tranchait à peine au-dessus de l’horizon.

Mais les trois hommes dont nous avons parlé semblaient se soucier fort médiocrement des beautés naturelles qui les environnaient, complètement absorbés par le soin d’assouvir un véritable appétit de chasseurs.

Leur repas ne fut pas long, du reste, il dura à peine quelques minutes, puis, lorsque les derniers morceaux eurent été dévorés, l’un alluma sa pipe indienne, le second sortit un cigare de sa poche, ils s’étendirent sur l’herbe et se mirent à digérer avec cette béatitude qui caractérise les fumeurs, en suivant d’un œil noyé de langueur les flots de fumée bleuâtre qui s’élevaient en longues spirales, à chaque bouffée qu’ils aspiraient. Quant au troisième, il s’appuya le dos à un tronc d’arbre, croisa les bras sur sa poitrine et s’endormit tout prosaïquement.

Nous profiterons de l’instant de répit que nous laissent ces personnages pour les présenter au lecteur et lui faire faire plus ample connaissance avec eux.

Le premier était un demi-sang canadien de cinquante ans à peu près, il se nommait Balle-Franche.

La vie de cet homme s’était entièrement écoulée dans la prairie parmi les Indiens, dont il connaissait à fond toutes les ruses.

Comme la plupart de ses compatriotes, Balle-Franche était d’une taille élevée, il avait plus de six pieds anglais ; son corps était maigre et efflanqué, ses membres noueux mais garnis de muscles durs comme des cordes ; son visage osseux et jaune, taillé en biseau, avait une expression de franchise et de jovialité peu communes, et ses petits yeux gris, percés comme avec une vrille, pétillaient d’intelligence : ses pommettes saillantes, son nez recourbé sur sa large bouche garnie de dents longues et blanches, son menton pointu, lui formaient la physionomie la plus singulière et en même temps la plus sympathique qui se puisse imaginer.

Son costume n’avait rien qui le distinguât de celui des autres coureurs des bois, c’est-à-dire que c’était un bizarre assemblage des modes indiennes et européennes adoptées généralement par tous les chasseurs et trappeurs blancs de la prairie.

Ses armes se composaient d’un couteau, d’une paire de pistolets et d’un riffle américain en ce moment jeté sur l’herbe, mais placé cependant à portée de sa main.

Son compagnon était un homme de trente à trente-deux ans au plus, qui paraissait en avoir à peine vingt-cinq, d’une taille haute et bien prise.

Ses yeux bleus, au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses touffes de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges boucles sous les ailes de son chapeau de Panama et ondoyaient en désordre sur ses épaules, la blancheur de sa peau qui tranchait avec le teint olivâtre et