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bronzé du chasseur, indiquaient surabondamment qu’il n’avait pas vu le jour sous le chaud climat de l’Amérique,

En effet, ce jeune homme était Français, il se nommait Charles-Édouard de Beaulieu et descendait de l’une des plus anciennes familles de Bretagne.

Les comtes de Beaulieu ont fait deux croisades.

Mais, sous cette enveloppe légèrement efféminée, Charles de Beaulieu cachait un courage de lion que rien ne pouvait émouvoir, ni même étonner. Adroit à tous les exercices du corps, il était en outre doué d’une force prodigieuse, et la peau fine de ses mains blanches et aristocratiques, aux ongles roses, recouvrait des nerfs d’acier.

Le costume du comte aurait avec raison semblé extraordinaire, dans un pays éloigné de toute civilisation, à ceux qui auraient eu le loisir de l’examiner.

Il portait un habit de chasse de drap vert galonné, coupé à la française et boutonné sur la poitrine ; une culotte de peau de daim jaune safran serrée aux hanches par un ceinturon de cuir verni supportant de magnifiques kukennreiters, une cartouchière et un couteau de chasse à fourreau d’acier bruni et à poignée admirablement ciselée ; ses jambes étaient emprisonnées dans des bottes à l’écuyère montant au-dessus du genou.

Ainsi que son compagnon, il avait placé sur l’herbe, à portée de sa main, une carabine à canon rayé ; cette arme, richement damasquinée et portant le nom de Lepage, devait être d’un prix fabuleux.

Le comte de Beaulieu, dont le père avait suivi les princes en émigration et les avait servis activement d’abord dans l’armée de Condé et ensuite dans toutes les machinations royalistes qui s’ourdirent sans relâche pendant l’ère impériale, était un royaliste ultra. Resté orphelin de bonne heure, possesseur d’une immense fortune, il avait été admis comme lieutenant dans les mousquetaires d’abord, puis dans les gardes du corps.

Après la chute du roi Charles X, le comte, dont la carrière se trouva brisée, sentit un immense découragement s’emparer de lui, et un dégoût invincible de la vie le saisit au cœur. L’Europe lui devint odieuse, il résolut de la quitter pour toujours.

Après avoir confié l’administration de sa fortune à un homme sûr, le comte de Beaulieu s’embarqua pour les États-Unis.

Mais la vie américaine, étroite, mesquine et égoïste, n’était pas faite pour lui, le jeune homme ne comprenait pas plus les Américains que ceux-ci ne le comprenaient. Avide d’émotions, le cœur ulcéré par les petites bassesses et les petites lâchetés qu’il voyait chaque jour commettre en sa présence par les descendants des pèlerins de Plymouth, un jour il se résolut, pour échapper au spectacle affligeant qu’il avait sans cesse devant les yeux, de s’enfoncer dans l’intérieur des terres et de visiter ces savanes et ces prairies immenses, d’où les premiers maîtres du sol ont été repoussés à force de fourberies et de trahison par leurs astucieux spoliateurs.

Le comte avait amené de France avec lui un vieux serviteur de sa famille, dont les ascendants, depuis plusieurs siècles, avaient sans interruption servi les Beaulieu.

Avant de s’embarquer, le comte avait communiqué ses projets à Ivon Kergollec en le laissant libre de rester ou de le suivre ; le choix du domestique n’avait pas été long, il avait simplement répondu que son maître avait le droit de faire ce que bon lui semblait sans le consulter, et quant à lui son devoir étant de le suivre partout, il n’y faillirait pas. Cependant lorsque le comte résolut de visiter les prairies, il crut devoir informer son serviteur de sa résolution, la réponse fut la même que la première fois.

Ivon avait quarante-cinq ans environ, il résumait dans sa personne le type hardi, naïf et rusé à la fois du paysan breton ; il était petit et trapu, mais ses membres bien attachés, sa poitrine large, dénotaient une grande vigueur. Son visage couleur de brique, était éclairé par deux petits yeux qui pétillaient de finesse et brillaient comme des escarboucles.

Ivon Kergollec, dont la vie s’était constamment écoulée paisible et calme sous les lambris dorés de l’hôtel de Beaulieu, avait pris les habitudes tranquilles et régulières des valets de chambre de grande maison ; n’ayant jamais eu occasion de faire preuve de courage, il ignorait complètement s’il était doué de cette qualité, et bien que depuis plusieurs mois déjà, à la suite de son maître, il se fût trouvé dans des circonstances dangereuses, il en était encore au même point, c’est-à-dire qu’il doutait entièrement de lui-même et avait l’intime conviction qu’il était poltron comme un lièvre ; aussi rien n’était plus curieux à la suite d’une rencontre avec les Indiens, que de voir Ivon après avoir combattu comme un lion et fait des prodiges de valeur, s’excuser humblement auprès de son maître de s’être si mal comporté, n’ayant pas été habitué à se battre.

Il va sans dire que le comte l’excusait, en riant comme un fou, et en lui disant pour le consoler, car le pauvre diable était réellement fort malheureux de cette couardise supposée, que la prochaine fois probablement il ferait mieux, et que peu à peu il s’accoutumerait à cette vie si différente de celle qu’il avait menée jusqu’alors.

À ces consolations le digne serviteur hochait la tête d’un air triste et répondait avec un accent des plus convaincus :

« Non, non, monsieur le comte, jamais je ne pourrai avoir du courage, je le sens, c’est plus fort que moi, voyez-vous, je suis un poltron, je ne le sais que trop. »

Ivon Kergollec était revêtu d’une livrée complète, seulement, vu les circonstances, il était, ainsi que ses compagnons, armé jusqu’aux dents, et sa carabine reposait sur le sol à portée de sa main.

Trois chevaux magnifiques, pleins de feu et de race, entravés à l’amble à quelques pas des voyageurs