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Otann ; nous serions désespérés d’être obligés d’avoir recours à des moyens violents. »

Le jeune homme se mit à rire.

« Vous êtes des imbéciles. Je saurai vous échapper malgré vous.

— Que mon frère essaye.

— Lorsque le moment sera arrivé ; quant à présent, ce n’est pas la peine. »

Tout en parlant de ce ton léger, le jeune homme sortit son étui de sa poche, choisit un cigare, et prenant une allumette chimique dans sa boîte, il se baissa et là frotta sur une pierre.

Les Indiens, fort intrigués de savoir ce qu’il faisait, suivaient ses mouvements avec anxiété.

Tout à coup ils poussèrent un cri de terreur et reculèrent brusquement de plusieurs pas.

L’allumette avait pris feu au frottement ; une charmante flamme bleue se balançait à son extrémité. Le comte faisait nonchalamment tourner le léger morceau de bois entre ses doigts, en attendant que tout le soufre fût consumé.

Il ne remarqua pas la terreur des Indiens.

Ceux-ci, par un mouvement aussi prompt que la pensée, se baissèrent, et ramassant chacun le premier morceau de bois qu’il rencontra à ses pieds, ils commencèrent tous à frotter ces morceaux de bois contre les pierres.

Le comte, étonné, les regarda, ne comprenant pas encore ce qu’ils faisaient.

Natah-Otann sembla hésiter un instant ; un sourire d’une expression étrange passa rapide comme l’éclair sur ses traits sombres ; mais reprenant presque aussitôt sa froide impassibilité, il fit un pas en avant, et s’inclinant respectueusement devant le comte :

« Mon père dispose du feu du soleil., » lui dit-il avec toute l’apparence d’une crainte mystérieuse en lui montrant l’allumette.

Le jeune homme sourit ; il avait tout deviné.

« Qui de vous, dit-il avec hauteur, oserait lutter avec moi ? »

Les Indiens se regardèrent interdits.

Ces hommes si intrépides, habitués à braver les dangers les plus terribles, étaient vaincus par ce pouvoir incompréhensible que possédait leur prisonnier.

Comme tout en causant avec le chef, le comte n’avait pas surveillé son allumette, celle-ci s’était consumée sans qu’il pût s’en servir ; il la jeta.

Les Indiens se précipitèrent dessus, afin de s’assurer que la flamme était bien réelle.

Sans paraître attacher d’importance à cette action, le comte choisit une seconde allumette dans sa boîte et renouvela son expérience.

Son triomphe fut complet.

Les Peaux-Rouges, terrifiés, tombèrent à genoux en le suppliant de leur pardonner. Désormais il pouvait tout oser. Ces natures primitives, atterrées à la vue des deux miracles qu’ils lui avaient vu faire, le considéraient comme un être supérieur à eux et lui étaient complètement acquis.

Balle-Franche riait dans sa barbe de la simplicité des Indiens.

Le jeune homme profita habilement de son triomphe.

« Vous voyez ce que je puis, dit-il.

— Nous le voyons, répondit Natah-Otann.

— Quand voulez-vous attaquer les émigrants ?

— Lorsque la lune sera couchée, les guerriers de notre tribu donneront l’assaut à leur camp.

— Et vous ?

— Nous devions garder notre frère.

— Croyez-vous, encore que cela soit possible ? » demanda fièrement le jeune homme.

Les Peaux-Rouges frissonnèrent sous l’éclat de son regard.

« Notre frère nous pardonnera, répondit le chef, nous ne le connaissions encore qu’imparfaitement.

— Et maintenant ?

— Maintenant, nous savons qu’il est notre maître ; qu’il commande, nous obéirons.

— Prenez garde, dit-il d’un ton qui les fit frissonner, car je vais mettre votre obéissance à une rude épreuve.

— Nos oreilles sont ouvertes pour recueillir les paroles de notre frère.

— Approchez-vous. »

Les Pieds-Noirs firent quelques pas en hésitant, ils n’étaient pas encore complètement rassurés.

« Et maintenant., écoutez-moi attentivement, dit-il, et lorsque vous aurez reçu mes ordres, prenez garde à bien les exécuter. »


V

L’INCONNUE.


Nous sommes contraints maintenant de retourner au camp des Américains.

Ainsi que nous l’avons dit ; John Bright et son fils veillaient à la garde du camp.

Le pionnier n’était pas tranquille.

Bien que ne possédant pas encore toute l’expérience qu’exige la vie du désert, malgré cela les quatre mois qui venaient de s’écouler en marches pénibles et en alertes continuelles, lui avaient donné une certaine habitude de vigilance qui, dans les circonstances où il se trouvait, pouvait lui être fort utile, non pas pour prévoir une attaque, mais au moins pour la repousser.

Du reste, la situation de son camp était excellente, d’autant mieux choisie que de l’endroit où il avait planté sa tente, il dominait la prairie à une grande distance et pouvait facilement surveiller l’approche de l’ennemi.

Le père et le fils s’étaient couchés auprès du feu, se levant de temps en temps l’un après l’autre pour aller jeter un coup d’œil sur le désert et s’assurer que rien ne menaçait leur tranquillité.