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Balle-Franche hésita quelques secondes à réveiller le jeune homme dont le sommeil était si paisible ; cependant, réfléchissant que la moindre imprudence pouvait avoir des conséquences terribles, dont il était impossible de calculer les suites, il se pencha vers lui et le toucha légèrement à l’épaule.

Quelque faible qu’eût été cet attouchement, il suffit pour réveiller le comte.

Il ouvrit les yeux, se leva sur son séant, et regardant le vieux chasseur :

« Est-ce qu’il y a du nouveau, Balle-Franche ? lui demanda-t-il.

— Oui, monsieur le comte, répondit sérieusement le Canadien.

— Oh ! oh ! comme vous êtes lugubre, mon ami, fit le jeune homme en riant ; que se passe-t-il donc ?

— Rien encore ; mais peut-être bientôt aurons-nous maille à partir avec les Peaux-Rouges.

— Tant mieux, cela nous échauffera, car il fait un froid de loup, répondit-il en grelottant ; mais comment le savez-vous ?

— Pendant votre sommeil j’ai reçu une visite.

— Ah !

— Oui.

— Et quelle est la personne qui a choisi ce moment assez mal trouvé pour vous rendre cette visite ?

— Le sachem des Pieds-Noirs,

— Natah-Otann ?

— Lui-même.

— Ah çà, mais il est donc somnambule pour s’amuser à se promener ainsi la nuit dans le désert ?

— Il ne se promène pas, il guette.

— Oh ! je m’en doute ; ne me laissez pas plus longtemps en suspens ; racontez-moi ce qui s’est passé entre vous. Natah-Otann n’est pas homme à se déranger sans avoir de fortes raisons pour cela, et je brûle de les connaître.

— Vous allez en juger. »

Sans autre préliminaire, le chasseur raconta dans les plus grands détails la conversation qu’il avait eue avec le chef.

« Hum ! c’est sérieux cela, dit le comte, lorsque Balle-Franche eut terminé son récit. Ce Natah-Otann est un ténébreux coquin dont vous avez percé à jour les intentions ; vous avez parfaitement fait de lui répondre catégoriquement. Pour qui ce drôle me prend-il ? Se figure-t-il, par hasard, que je lui servirai de complice ? Qu’il s’avise d’attaquer les pauvres diables d’émigrants qui sont là-bas, et vive Dieu ! je vous jure, Balle-Franche, qu’il y aura du sang de répandu entre nous si vous m’aidez.

— En doutez-vous ?

— Non, mon ami, je vous remercie ; avec vous et mon poltron d’Ivon nous suffirons pour les mettre en fuite.

— Monsieur le comte m’appelle, dit le Breton en relevant la tête.

— Non, non, Ivon, mon ami ; je dis seulement que bientôt il faudra nous battre. »

Le Breton poussa un soupir et murmura en se recouchant :

« Ah ! si j’avais autant de courage que de bonne volonté, monsieur le comte ; mais hélas ! vous le savez, je suis un insigne poltron, et je vous serai plutôt nuisible qu’utile.

— Vous ferez ce que vous pourrez, mon ami, cela suffira. »

Ivon soupira sans répondre. Balle-Franche avait écouté en riant ce colloque. Le Breton avait toujours le privilège de l’étonner, il ne comprenait rien à cette singulière organisation.

Le comte se retourna vers lui.

« Ainsi, c’est convenu ? dit-il.

— Convenu, répondit le chasseur.

— Alors donnez le signal, mon ami.

— La chouette, n’est-ce pas ?

— Par dieu ! » fit le comte.

Balle-Franche approcha ses doigts de sa bouche, et, ainsi que cela avait été arrêté avec Natah-Otann, il imita à deux reprises le cri de la chouette avec une perfection rare.

À peine le second cri avait-il fini de retentir qu’un grand bruit s’opéra dans les broussailles, et avant que les trois hommes eussent le temps de se mettre en défense, une vingtaine d’Indiens s’élancèrent brusquement sur eux, les désarmèrent en un clin d’œil et les réduisirent à la plus complète impossibilité de résister.

Le comte de Beaulieu haussa les épaules, s’appuya contre un arbre, et plaçant son lorgnon sur son œil :

« C’est fort drôle, dit-il.

— Pas tant que cela, » murmura Ivon à part lui.

Parmi ces Indiens, qu’il était facile de reconnaître pour des Pieds-Noirs, se trouvait Natah-Otann.

Après avoir fait disparaître les armes des blancs, afin qu’ils ne pussent à leur tour s’en rendre maîtres par surprise, il s’avança vers le chasseur.

« J’avais averti la Balle-Franche, » dit-il.

Le chasseur sourit avec mépris.

« Vous m’aviez averti à la mode des Peaux-Rouges, répondit-il.

— Que veut dire mon frère ?

— Je veux dire que vous m’avez averti qu’un danger nous menaçait, et non pas que vous méditiez une trahison.

— C’est la même chose, dit impassiblement l’Indien.

— Balle-Franche, mon ami, ne discutez donc pas avec ces drôles, » fit le comte.

Et se tournant avec hauteur vers le chef :

« En somme, que nous voulez-vous ? » demanda-t-il.

Depuis son arrivée dans la prairie, en contact perpétuel avec les Indiens, le comte avait presque, sans s’en apercevoir, appris leur langue qu’il parlait assez couramment.

« Nous ne voulons vous faire aucun mal ; seulement nous prétendons vous empêcher de vous mêler de nos affaires, répondit respectueusement Natah-