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vous me remercierez ou me maudirez, à votre choix. »

John Bright était plus perplexe que jamais ; les explications de l’inconnue ne faisaient qu’épaissir le nuage mystérieux qui l’enveloppait, au lieu de mettre un point lumineux dans ces ténèbres.

Cependant, malgré lui, il se sentait porté vers elle.

Après quelques minutes de sérieuses réflexions, il releva la tête, frappa brusquement le canon de son rifle de la main droite, et, regardant son interlocutrice bien en face :

« Écoutez, lui dit-il d’une voix ferme et profondément accentuée, je ne chercherai pas plus longtemps à savoir si vous venez de Dieu ou du diable, si vous êtes un espion de nos ennemis ou un ami dévoué ; les événements, ainsi que vous me l’avez dit, décideront bientôt la question. Seulement, souvenez-vous de ceci : je surveillerai avec soin vos moindres gestes, vos moindres paroles. Au premier mot ou au premier mouvement suspect, je vous envoie sans hésiter une balle dans la tête, dussé-je être tué immédiatement après. Acceptez-vous, oui ou non ? »

L’inconnue se mit à rire.

« J’accepte, dit-elle ; à la bonne heure, je reconnais le Yankee ! »

Après cette parole, la conversation cessa entre les deux interlocuteurs, dont toute l’attention était concentrée sur la prairie.

Le calme le plus profond continuait de planer sur le désert.

En apparence, tout était dans le-même état qu’au coucher du soleil.

Cependant les yeux perçants de l’inconnue distinguèrent, sur les rives du fleuve, plusieurs bêtes fauves qui s’enfuyaient précipitamment, et d’autres qui, au lieu de continuer à boire, traversaient le fleuve en toute hâte.

Un des axiomes les plus vrais du désert est celui-ci : il n’y a pas d’effets sans causes.

Tout a une raison d’être dans la prairie, tout est analysé, tout est commenté : une feuille ne tombe pas d’un arbre, un oiseau ne s’envole pas sans que l’on sache ou l’on devine pourquoi la feuille est tombée, pour quelle raison : l’oiseau a pris son vol.

Après quelques minutes d’un examen approfondi, l’inconnue saisit le bras de l’émigrant, et, se penchant à son oreille, elle lui dit d’une voix faible comme le soupir de la brise, ce seul mot qui le fit tressaillir, en étendant le bras vers un endroit de la plaine :

« Regardez ! »

John Bright pencha le corps en avant

« Oh ! murmura-t-il au bout d’un instant, qu’est-ce que cela signifie ? »

La prairie était, ainsi que nous l’avons dit plus haut, couverte en nombre de places de blocs de granit, d’arbres morts et étendus qui mouchetaient le sol de points noirs.

Chose étrange, ces points noirs, d’abord assez éloignés du camp, semblaient s’être rapprochés insensiblement, et maintenant ils n’en étaient plus qu’à une courte distance.

Comme il était littéralement impossible que les quartiers de roche ou les arbres se fussent mis seuls en mouvement, il devait y avoir à ce rapprochement une cause que le digne émigrant, dont l’esprit était loin d’être subtil, se creusait vainement la cervelle pour deviner.

Cette nouvelle forêt de Macbeth, qui marchait toute seule, l’inquiétait au suprême degré : son fils et ses domestiques avaient, de leur côté, constaté le même prodige sans en approfondir davantage la cause.

John Bright remarqua, entre autres, qu’un arbre qu’il se rappelait fort bien avoir vu le soir même à plus de cent cinquante pieds du monticule, s’était tout à coup si bien rapproché qu’il se trouvait maintenant à quarante pieds au plus.

L’inconnue, sans s’émouvoir, lui répondit à voix basse :

« Ce sont les Indiens.

— Les Indiens ? fit-il, impossible !

— Je vais vous en donner la preuve. »

Elle s’agenouilla derrière la palissade, épaula son rifle, et, après avoir visé pendant quelques secondes, elle lâcha la détente.

Un éclair traversa l’espace.

Au même instant le prétendu arbre bondit sur place comme un daim.

Un cri terrible se fit entendre et des Peaux-Rouges apparurent, bondissant du côté du camp, comme une troupe de loups, en brandissant leurs armes, s’appelant avec leurs sifflets et hurlant comme des démons.

Les Américains, gens extrêmement superstitieux, rassurés de voir qu’ils n’avaient à faire qu’à des hommes, lorsqu’ils redoutaient quelque sortilège, reçurent bravement leurs ennemis par un feu roulant et surtout bien dirigé.

Cependant les Indiens, sachant probablement le petit nombre des blancs, ne se rebutèrent pas et poussèrent résolument en avant.

Déjà les Peaux-Rouges n’étaient plus qu’à quelques toises ; ils se préparaient à tenter l’assaut des barricades, lorsqu’un dernier coup de feu tiré par l’inconnue renversa un Indien plus avancé que les autres, à l’instant où il se tournait vers ses compagnons pour les encourager à le suivre.

La chute de cet homme produisit un effet auquel les Américains, qui se croyaient perdus, étaient loin de s’attendre.

Comme par enchantement, les Indiens disparurent, les cris cessèrent, et tout rentra dans le calme le plus profond.

C’était à croire que tout ce qui venait de se passer était un rêve.

Les Américains se regardaient avec étonnement, ne sachant à quelle cause attribuer cette brusque retraite.

« Voilà qui est incompréhensible, dit John Bright après s’être assuré d’un coup d’œil rapide que tout son monde était sur pied et sans blessure ; pouvez-vous nous expliquer cela, mistress, vous qui sem-