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les tenions renversés le genou sur la poitrine, une partie de leurs bestiaux était enlevée et les chevelures des visages pâles allaient être attachées à nos ceintures, lorsque le mauvais génie est apparu subitement au milieu d’eux, et par sa seule présence a changé la face du combat. »

Le visage du chef devint plus sévère encore à cette nouvelle, que ces guerriers accueillirent avec des marques non équivoques de frayeur.

« Le mauvais génie, dit-il, de quel mauvais génie parle donc mon dis ?

— De quel autre puis-je parler à mon père, si ce n’est de la Louve-Menteuse des prairies ? fit l’Indien d’une voix basse et entrecoupée.

— Oh ! oh ! répondit Natah-Otann, est-ce donc la Louve que mes fils ont vue ?

— Oui, nous le certifions à notre père, » s’écrièrent tous ensemble les Pieds-Noirs, heureux de se laver de l’accusation de lâcheté qui pesait sur eux.

Natah-Otann sembla réfléchir un instant.

« Dans quel endroit se trouvent les bestiaux que mes fils ont enlevés aux Longs-Couteaux ? demanda-t-il.

— Nous les avons emmenés avec nous, répondit un guerrier, ils sont ici.

— Bon, reprit Natah-Otann ; que mes fils ouvrent les oreilles pour entendre les paroles que me souffle le Grand-Esprit : Les Longs-Couteaux sont protégés par la Louve, nos efforts seraient inutiles, mes fils ne réussiraient pas à les vaincre ; je ferai une grande médecine qui rompra le charme qui fait la force de la Louve, dès que nous rentrerons dans notre village : mais d’ici là il faut être très-rusé, afin de tromper la Louve et de l’empêcher de se méfier de nous et de se mettre sur ses gardes. Mes fils veulent-ils suivre les conseils d’un chef expérimenté ?

— Que mon père dise sa pensée, répondit un guerrier au nom de tous, il est très-sage : ce qu’il voudra nous le ferons ; mieux que nous il saura tromper la Louve.

— Bon, mes fils ont bien parlé ; Voici ce que nous allons faire : nous allons retourner au camp des visages pâles, nous leur rendrons leurs bestiaux ; les visages pâles, trompés par cette démarche amicale, ne se défieront plus de nous ; puis, plus tard, lorsque nous aurons fait la grande médecine, nous les attaquerons de nouveau et nous nous emparerons de leur camp et de tout ce qu’il renferme, sans que la Louve-Menteuse puisse les défendre. J’ai dit ; que pensent mes fils ?

— Mon père est très-rusé, répondit le guerrier, ce qu’il a dit est bon, ses fils l’exécuteront. »

Natah-Otann jeta un regard de triomphe au comte de Beaulieu, qui admirait intérieurement avec quelle adresse le chef, tout en paraissant réprimander les Indiens de l’insuccès de leur entreprise et témoigner la plus grande colère contre les Américains, était parvenu en quelques minutes à les amener à faire sans la moindre opposition ses volontés secrètes.

« Oh ! oh ! murmura le jeune comte à part lui, cet Indien n’est pas un homme ordinaire, il mérite d’être étudié. »

Cependant un moment de tumulte avait suivi les paroles du chef.

Les Pieds-Noirs, revenus de la terreur panique qui les avait fait fuir avec les pieds de la gazelle, pour s’éloigner plus vite du camp maudit où ils avaient éprouvé un si rude échec, avaient mis pied à terre et s’occupaient, les uns à panser leurs blessures avec des feuilles mâchées, les autres à rassembler les bestiaux et les chevaux volés aux visages pâles, et qui étaient épars çà et là.

« Quelle est donc cette créature qu’on nomme Louve-Menteuse des prairies et qui inspire une si grande frayeur à ces hommes ? demanda le comte à Balle-Franche.

— Nul ne la connaît, répondit le chasseur à voix basse et en jetant à la dérobée un regard autour autour de lui, comme s’il eut craint d’être entendu ; c’est une femme dont la vie mystérieuse a échappé jusqu’ici aux recherches de ceux qui ont essayé de l’approfondir ; elle ne fait de mal qu’aux Indiens dont elle paraît être l’ennemie implacable ; les Peaux-Rouges affirment qu’elle est invulnérable, que les balles et les flèches rebondissent sur elle sans lui causer aucun mal ; souvent je l’ai aperçue, sans cependant avoir jamais eu occasion de lui parler ; je la crois folle, car autant que j’ai pu le comprendre par ses gestes bizarres, dans certains instants sa raison semble l’avoir abandonnée, bien que dans d’autres elle paraisse jouir de tout son bon sens : en un mot, c’est un être incompréhensible, qui mène au milieu des prairies une existence extraordinaire et enveloppée d’un mystère impénétrable.

— Elle est seule ?

— Toujours.

— Vous piquez ma curiosité au plus haut point, dit le comte ; personne, vous en êtes sûr, ne pourrait me renseigner sur cette femme ?

— Une seule personne le ferait peut-être, si elle voulait parler.

— Qui donc ?

— Natah-Otann, répondit le chasseur d’une voix étouffée.

— Voilà ce qui est singulier, murmura le comte, que peut-il y avoir de commun entre lui et cette femme ? »

Balle-Franche ne répondit que par un geste significatif.

La conversation fut forcément interrompue ; sur l’ordre du chef, les Pieds-Noirs étaient remontés à cheval.

« En route ! » dit Natah-Otann en reprenant avec le comte et ses compagnons la tête de la colonne.

Toute la troupe repartit au galop dans la direction du camp américain, en entraînant les bestiaux au milieu d’elle.