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« Vous ne ferez pas cela, n’est-ce pas, monsieur le comte ?

— Je ne vois pas ce qui peut m’en empêcher.

— Vous-même, monsieur, qui, je l’espère, n’irez pas de gaieté de cœur vous jeter dans la gueule du loup.

— Voulez-vous vous expliquer, oui ou non ? s’écria le comte avec un commencement d’impatience.

— Eh, mon Dieu ! à quoi bon m’expliquer ? ce que je vous dirai vous arrêtera-t-il ? Non, j’en suis persuadé : vous voyez donc bien qu’il est inutile que je vous en parle davantage ; d’ailleurs, il est trop tard, voilà le chef qui revient. »

Le comte fit un mouvement de mauvaise humeur aussitôt réprimé, mais ce mouvement n’échappa pas à Natah-Otann, qui en ce moment apparaissait en effet sur le plateau.

Le jeune homme s’avança vers lui.

« Eh bien ? lui demanda-t-il avec empressement.

— Mes jeunes gens consentent à faire ce que désire notre père le visage pâle, répondit respectueusement le Peau-Rouge : s’il veut monter à cheval et nous suivre, il se convaincra lui-même que nos intentions sont loyales.

— Je vous suis, chef, » répondit le comte, qui d’un geste ordonna à Ivon de lui amener son cheval.

Les Pieds-Noirs accueillirent les trois chasseurs blancs avec des marques non équivoques de joie.

« En avant ! » dit le jeune homme.

Natah-Otann leva le bras.

À ce signal les guerriers serrèrent les genoux et les chevaux partirent comme un ouragan.

Nul, s’il ne l’a vu de ses yeux, ne se peut figurer ce que c’est qu’une course indienne : rien n’arrête les Peaux-Rouges, aucun obstacle n’est assez fort pour les faire dévier de leur route, ils vont en ligne droite quand même, roulant comme un tourbillon humain à travers la prairie, franchissant fondrières, ravins et rochers avec une rapidité vertigineuse.

Natah-Otann, le comte et ses deux compagnons couraient en tête de la cavalcade, suivis de près par les guerriers. Tout à coup le chef ramena vivement son cheval en criant d’une voix forte ce seul mot :

« Halte ! »

Tous obéirent ; comme par enchantement, les chevaux s’arrêtèrent net et demeurèrent immobiles comme si leurs pieds avaient subitement adhéré au sol.

« Pourquoi nous arrêter ? demanda le comte, avançons toujours au contraire.

— C’est inutile, répondit le chef d’une voix calme, que mon frère pâle regarde devant lui. »

Le comte se pencha sur le cou de son cheval.

« Je ne vois rien, reprit-il.

— C’est juste, fit l’Indien, j’oubliais que mon frère a les yeux des visages pâles ; dans quelques minutes il verra. »

Les Pieds-Noirs se pressaient avec inquiétude autour de leur chef qu’ils interrogeaient du regard.

Celui-ci, impassible en apparence, avait les yeux obstinément fixés devant lui, paraissant distinguer dans les ténèbres des objets invisibles pour tout autre que pour lui.

L’attente des Indiens ne fut pas longue : bientôt apparurent des cavaliers qui approchaient à toute bride.

Ces cavaliers étaient des Peaux-Rouges.

Lorsqu’ils arrivèrent auprès de la troupe de Natah-Otann, ils s’arrêtèrent.

« Que se passe-t-il donc ? demanda le chef d’une voix sévère ; pourquoi mes fils se sauvent-ils ainsi ? ce ne sont pas des guerriers que je vois, ce sont des femmes peureuses. »

Les Indiens courbèrent la tête avec humilité à ce reproche, mais ils ne répondirent pas.

Le chef continua :

« Personne ne veut-il m’instruire de ce qui s’est passé, et me dire pourquoi des guerriers d’élite fuient comme des antilopes effrayées ? Où est la Longue-Corne ? »

Un guerrier sortit des rangs pressés de ses compagnons.

« La Longue-Corne est mort, dit-il d’une voix triste.

— C’était un guerrier sage et renommé, il est allé dans les prairies bienheureuses du maître de la vie chasser avec les guerriers justes. Puisqu’il est mort, pourquoi l’Oiseau-Noir n’a-t-il pas pris le totem en main à sa place.

— Parce que l’Oiseau-Noir est mort, » répondit le guerrier sur le même ton.

Natah-Otann fronça le sourcil, son front se plissa sous l’effort qu’il fut contraint de faire pour se contenir.

« Oh ! dit-il avec amertume, les grands cœurs de l’Est ont bien combattu, leurs rifles ont porté juste, les deux meilleurs chefs de la nation ont succombé ; mais le Loup-Rouge restait encore, pourquoi n’a-t-il pas vengé ses frères ?

— Parce que lui aussi est tombé, » dit le guerrier d’un ton lugubre.

Un frémissement de colère parcourut les rangs de l’assemblée.

« Ooah ! s’écria Natah-Otann avec douleur ; comment, lui aussi est mort ?

— Non, mais il est grièvement blessé. »

Après ces paroles il y eut un silence.

Le chef jeta un regard autour de lui.

« Ainsi, dit-il, quatre visages pâles ont tenu tête à deux cents guerriers pieds-noirs et leur ont tué et blessé leurs chefs les plus braves, sans que ces guerriers en aient tiré vengeance. Oh ! oh ! que dira le Bison-Blanc lorsqu’il saura cela ? Il donnera des jupons à mes fils, et leur fera préparer la nourriture pour les guerriers courageux, au lieu de les envoyer sur le sentier de la guerre.

— Le camp des Longs-Couteaux était en notre pouvoir, répondit l’Indien, qui jusque-là avait porté la parole pour ses compagnons, déjà nous