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Un jour du mois de février, qu’ils nomment Wame binni-quisis, lune des Aigles qui arrivent, de l’année 1795 ou 1796, un village de la tribu de la Vache-Rouge, était en proie, à une agitation extraordinaire.

Le hachesto ou harangueur public, monté sur le toit d’une hutte, convoquait les guerriers pour la septième heure du jour, sur la place du village, auprès de l’arche du premier homme, où devait se tenir un grand conseil.

Les guerriers s’interrogeaient vainement entre eux four connaître la cause de cette convocation imprévue, mais nul ne pouvait les renseigner, le hachesto lui-même l’ignorait, et force leur fut d’attendre l’heure de la convocation, bien que les commentaires et les suppositions ne laissassent pas d’aller leur train.

Les Peaux-Rouges, que des auteurs mal informés nous représentent comme des hommes froids, compassés et silencieux, sont au contraire très-gais et surtout très-bavards lorsqu’ils sont entre eux.

Ce qui a pu faire supposer le contraire, c’est que, dans leurs rapports avec les blancs, les Indiens sont arrêtés d’abord par les difficultés de langage insurmontables pour eux aussi bien que pour leurs interlocuteurs, et ensuite par cette méfiance que tout aborigène de l’Amérique apporte toujours dans ses relations avec les Européens, quels qu’ils soient, à cause de la haine invétérée qui séparé les deux races.

Pendant notre long séjour au milieu des tribus indiennes, nous avons été souvent à même de reconnaître combien on se trompe sur le compte des Peaux-Rouges. En assistant à leurs longues causeries du soir dans les villages, ou pendant les expéditions de chasse, c’était un feu roulant de plaisanteries et de bons mots, souvent durant des heures entières, à la grande joie de l’auditoire riant à gorge déployée, de ce bon rire indien, sans souci et sans arrière-pensée, qui fend la bouche jusqu’aux oreilles et tire des larmes de jubilation, rire qui ne peut se comparer pour les éclats métalliques qu’à celui des nègres, bien que le premier soit beaucoup plus spirituel que le second, dont les notes ont toujours quelque chose de bestial.

Vers le déclin du jour, heure choisie pour la convocation, la place du village de la Vache-Rouge présentait un aspect des plus animés.

Les guerriers, les femmes, les enfants et les chiens, ces hôtes inséparables des Peaux-Rouges, se pressaient autour d’un large cercle, laissé vidé, au milieu de la place pour le feu du conseil, auprès duquel les principaux chefs de la nation étaient accroupis cérémonieusement.

À un signe d’un vieux sachem, dont les cheveux blancs comme de l’argent inondaient les épaules, le porte-pipe apporta le grand calumet dont il présenta à chaque chef le tuyau à tour de rôle, tout en conservant le foyer dans la paume de la main.

Lorsque tous les chefs eurent fumé, le porte-pipe inclina le calumet vers les quatre points cardinaux en murmurant des paroles mystérieuses que nul n’entendit, puis il vida la cendre dans le feu en disant à haute voix :

« Chefs, guerriers, femmes et enfants de la Vache-Rouge, vos sachems sont réunis afin de juger une question fort grave ; priez le maître de la vie de leur inspirer des paroles sages.

— Que le maître de la vie inspire aux sachems de la nation des paroles sages, » répondirent en chœur les assistants.

Alors le porte-pipe ; après s’être respectueusement incliné devant les chefs, se retira en emportant le calumet.

Le conseil commença.

Sur un signe du vieux sachem, un chef se leva, salua l’assistance et prit la parole.

« Sachems vénérés, chefs et guerriers de ma nation, dit-il d’une voix haute, la mission dont je suis chargé est pénible pour mon cœur, écoutez-moi avec indulgence, ne vous laissez pas dominer par la passion, que la justice seule préside à l’arrêt sévère que peut-être vous serez forcé de prononcer ; la mission dont je suis chargé est pénible, je le répète, elle gonfle mon cœur de tristesse : je suis contraint d’accuser devant vous deux chefs renommés appartenant à deux familles illustres, qui tous deux à titre égal ont bien mérité de nous dans maintes occasions en rendant des services signalés à la nation ; ces chefs, puisqu’il me faut les nommer devant tous, sont la Panthère-Bondissante et l’Épervier. »

En entendant prononcer ces noms si connus et si justement estimés, un frémissement d’étonnement et de douleur parcourut les rangs de la foule.

Mais, sur un geste du plus ancien sachem, le silence se rétablit presque immédiatement, et le chef continua :

« Comment un nuage a-t-il passé subitement sur l’esprit de ces deux guerriers, dit-il, et a-t-il terni à ce point leur intelligence, que ces deux hommes qui si longtemps s’étaient chéris comme deux frères, dont l’amitié était citée dans la nation, sont devenus tout à coup ennemis implacables, comment le Grand-Esprit s’est-il si complètement retiré d’eux, que lorsqu’ils s’aperçoivent, leurs yeux lancent des éclairs, leur poitrine se gonfle et leurs mains cherchent leurs armes pour s’entre-tuer ? Nul ne peut le dire, nul ne le sait : ces chefs eux-mêmes, interrogés par les sachems, ont baissé les yeux et ont gardé un silence obstiné sans vouloir révéler les causes de cette inimitié cruelle, qui porte le trouble et la désolation dans la tribu. Un tel scandale ne doit pas durer plus longtemps, le tolérer davantage serait donner un exemple pernicieux à nos enfants ! Sachems, chefs et guerriers, au nom de la justice, je réclame que ces ennemis irréconciliables soient à jamais bannis de la tribu, ce soir même au coucher du soleil. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Le chef se rassit au milieu d’un silence lugubre ; dans cette réunion de près de deux mille individus, on aurait presque entendu les battements de ces cœurs oppressés de tristesse, tant chacun appor-