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tait une attention soutenue aux paroles prononcées dans le conseil.

« Y a-t-il un chef qui ait des observations à présenter sur l’accusation qui vient d’être portée ? » dit le vieux sachem d’une voix faible, mais qui fut parfaitement entendue dans toutes les parties de la place.

Un membre du conseil se leva.

« Je prends la parole, dit-il, non pas pour réfuter l’accusation du Chat-Tigre, malheureusement tout ce qu’il a dit est de la plus scrupuleuse exactitude ; loin d’exagérer les faits, il a, avec cette bonté et cette sagesse qui résident en lui, amoindri au contraire tout ce que cette haine a d’odieux ; je viens seulement présenter une observation à mes frères. Les chefs sont coupables, ce n’est malheureusement que trop prouvé, une plus longue discussion sur ce point serait oiseuse ; mais, le Chat-Tigre nous l’a dit lui-même avec cette loyauté qui le distingue, ces deux hommes sont des chefs renommés, des guerriers d’élite, ils ont rendu à la nation des services signalés ; tous à différents titres, nous les aimons et nous les chérissons ; soyons sévères, mais ne soyons pas cruels, ne les rejetons pas du milieu de nous comme des coyotes immondes ; avant de les frapper, faisons encore une tentative pour les réconcilier ; cette dernière démarche, faite à la face de toute la nation, touchera sans doute leur cœur, et nous aurons le bonheur de conserver deux chefs illustres. S’ils demeurent sourds à nos prières, si nos observations n’obtiennent pas le succès que nous désirons, alors, comme le mal sera sans remède, soyons implacables devant un aveuglement que rien n’aura pu vaincre, faisons cesser le scandale qui règne depuis trop longtemps, et, ainsi que l’a demandé le Chat-Tigre, rejetons-les à jamais de notre nation qu’ils déshonorent. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Après s’être incliné devant les sachems, le chef reprit sa place au milieu d’un murmure de satisfaction causé par ses chaleureuses paroles.

Bien que ces deux discours fussent dans le programme de la cérémonie, que chacun sût à quoi s’en tenir sur le résultat de la séance, cependant les chefs incriminés avaient tant de sympathie dans la nation, que bien des personnes espéraient encore qu’ils se réconcilieraient au dernier moment, lorsqu’ils se verraient sur le point d’être bannis.

Ce qu’il y avait surtout d’étrange dans la haine qui séparait ces deux hommes, c’est que la cause en était complètement ignorée et que personne ne savait à quoi l’attribuer.

Lorsque le silence fut rétabli, le plus ancien sachem, après avoir consulté ses collègues à voix basse, prit la parole :

« Que la Panthère-Bondissante et l’Épervier soient introduits en notre présence. »

Alors, aux deux angles opposés de la place, la foule se fendit comme un fruit mûr et livra passage à un petit groupe de cinq ou six chefs au milieu desquels marchaient les deux accusés.

Lorsqu’ils se rencontrèrent, ils demeurèrent impassibles, une légère contraction des sourcils fut la seule preuve d’émotion qu’ils donnèrent en ce trouvant face à face.

C’étaient deux hommes de vingt-cinq à vingt-huit ans à peu près, d’une taille, haute et bien découplée, d’une apparence martiale. Ils portaient leur grand costume et leurs peintures de guerre.

Leurs armes étaient tenues par leurs amis respectifs.

Ils se présentèrent au conseil avec un visage respectueux et une contenance modeste, qui leur attira des compliments unanimes de la part des assistants.

Après les avoir considérés, d’un air triste et bienveillant à la fois pendant un assez long laps de temps, le plus ancien sachem se leva avec effort, et, soutenu par deux de ses collègues qui le tenaient par-dessous les bras, il prit enfin la parole avec un accent mélancolique, d’une voix faible et entrecoupée :

« Guerriers, mes enfants chéris, dit-il, de l’endroit où vous vous teniez vous avez entendu l’accusation qui a été prononcée contre vous : qu’avez-vous à dire pour votre défense, ces paroles sont-elles vraies ? Avez-vous, en effet, l’un pour l’autre cette haine cruelle et irréconciliable ? Répondez. »

Les deux chefs baissèrent silencieusement la tête.

Le sachem reprit :

« Mes enfants chéris, j’étais bien vieux déjà, moi qui compte près de cent hivers, lorsque votre mère, une enfant que j’avais vue naître aussi, vous mit au monde ; c’est moi qui, le premier, vous ai enseigné à vous servir des armes qui, plus tard, dans vos mains vigoureuses, sont devenues si redoutables. Lorsque je suis si près de mes derniers jours, au moment où je vais m’endormir du sommeil éternel pour ne me réveiller que dans les prairies bienheureuses, donnez-moi une consolation suprême qui me rendra le plus heureux des hommes et me payera de toutes les douleurs que vous m’avez causées. Voyons, mes enfants, un bon mouvement du cœur ; vous êtes jeunes, aventureux, l’amour seul doit trouver place dans vos âmes, la haine est une passion de l’âge mûr, elle ne sied pas à la jeunesse ; tendez-vous ces mains loyales, embrassez-vous comme deux frères que vous êtes, et que tout soit à jamais oublié entre vous, je vous en prie, mes enfants ; on ne résiste pas aux prières d’un vieillard si près de la tombe que je le suis. »

Il y eut un moment d’anxiété suprême dans la foule, chacun attendait, la poitrine oppressée, le cœur serré, ce qui allait advenir.

Les deux chefs jetèrent un regard attendri sur le vieux sachem, qui les considérait avec des larmes dans les yeux, ils tournèrent la tête l’un vers l’autre ; leurs lèvres tremblèrent comme s’ils avaient voulu parler ; un mouvement nerveux agita tout leur corps, mais aucun son ne sortit de leur bouche, leurs bras restèrent inertes à leur côté.