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tactique ; lui qui depuis si longtemps combattait les projets de régénération de son ami sur la race indienne, entra complètement dans ses vues, avec une ardeur et une conviction qui furent portées si loin, que le jeune homme s’en étonna et ne put s’empêcher de lui demander d’où venait ce revirement subit dans son opinion.

« La cause en est bien simple, répondit le vieillard ; tant que j’ai cru que ces projets ne t’étaient suggérés que par la fougue de la jeunesse, je ne les ai, ainsi que je devais le faire, considérés que comme des rêveries d’un cœur généreux qui se trompe, méconnaît le milieu où il se trouve, et ne se donne pas la peine de calculer les chances de réussite.

— Et à présent mon père ? demanda vivement le jeune homme.

— À présent je reconnais tout ce qu’il y a de sérieux, de réellement noble et grand dans tes projets ; non-seulement j’en admets la possibilité, mais encore je veux t’aider en m’y associant, afin d’en assurer la réussite.

— Ce que vous me dites là est-il bien vrai, mon père ? demanda le jeune homme avec exaltation.

— Je te le jure ; seulement il faut nous mettre immédiatement à l’œuvre. »

Le chef l’examina un instant avec soin ; le vieillard resta impassible.

« Je vous comprends, dit-il enfin d’une voix lente, avec un accent profond ; oui, vous me tendez la main sur le bord de l’abîme : merci, mon père ; je ne serai pas indigne de vous ; à mon tour je vous le jure.

— Bien, je te reconnais ; crois-moi, mon fils, dit le vieillard en hochant la tête avec mélancolie, la patrie est une maîtresse ingrate souvent ; mais c’est la seule qui nous donne les vraies jouissances de l’âme, si nous la servons pour elle seule, avec abnégation et désintéressement. »

Les deux hommes se serrèrent affectueusement la main ; ils ne prononcèrent pas un mot de plus ; le pacte était conclu.

Nous verrons bientôt si Natah-Otann était aussi réellement vainqueur de son amour qu’il le supposait.


X

LE GRAND CONSEIL.


Natah-Otann s’était immédiatement mis à l’œuvre ; avec cette fiévreuse ardeur qui le distinguait, il avait envoyé des émissaires dans toutes les directions aux principaux chefs des tribus des prairies de l’ouest, et il les avait convoqués dans une grande plaine de la vallée du Missouri, à un endroit nommé l’Arbre du maître de la vie, pour le quatrième jour de la lune de la neige durcie, ouabanni quisis.

Ce lieu était fort vénéré des Indiens Missouris, qui venaient constamment y suspendre des présents.

C’était une immense plaine sablonneuse, complètement nue, sur le sol de laquelle ne poussaient ni un brin d’herbe ni un buisson ; au centre de ce désert s’élevait un arbre immense, un chêne-liège de plus de vingt pieds de tour, dont le tronc était creux et dont les branches touffues couvraient un vaste espace.

Cet arbre, de cent vingt pieds de haut au moins, poussé là par hasard, devait être et était en effet pour les Indiens une plante miraculeuse ; aussi lui avaient-ils donné le nom mystique de l’arbre du maître de la vie.

Au jour dit, les Indiens arrivèrent de tous les côtés, marchant en bon ordre et campant à peu de distance de l’endroit désigné pour le conseil.

Un immense bûcher avait été allumé au pied de l’arbre, et, à un signal donné par les tambours et les chichikoués, les chefs s’accroupirent en rond.

À quelques pas en arrière des sachems, les cavaliers Pieds-noirs, Nez-percés, Assiniboins, Mandans, etc., formèrent un redoutable cordon autour du feu du conseil, tandis que des éclaireurs fouillaient le désert pour éloigner les importuns et assurer le secret des délibérations.

À l’orient, le soleil dardait ses flammes ; le désert, aride et nu, se mêlait à l’horizon sans bornes ; au sud, les montagnes Rocheuses dressaient la neige éternelle de leurs sommets, tandis que dans le nord-ouest une ligne d’argent indiquait le cours du vieux Missouri.

Tel était le paysage, simple, pittoresque et grandiose à la fois, si l’on peut parler ainsi, où, près de l’arbre symbolique aux puissantes ramures, se tenaient ces guerriers barbares revêtus de leurs étranges et bizarres costumes.

À cet aspect majestueux, on se rappelait involontairement d’autres temps et d’autres climats, quand, à la clarté des incendies, les féroces compagnons d’Attila couraient à la conquête et au rajeunissement de l’empire romain.

Généralement, les nations aborigènes de l’Amérique ont une divinité, ou, pour mieux dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile ; le culte du sauvage est moins de la vénération que de la crainte ; le maître de la vie est plutôt un génie méchant que bon : voilà pourquoi les Indiens ont donné son nom à l’arbre auquel ils attribuent la même puissance.

Les religions indiennes, toutes primitives, ne tiennent nul compte de l’être moral, et ne s’arrêtent qu’aux accidents de la nature, dont elles font des dieux.

Ces différentes peuplades cherchent à se rendre favorables les déserts, où la fatigue et la soif amènent la mort, et les rivières, qui peuvent les engloutir.