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Les chefs, ainsi que nous l’avons dit, étaient accroupis autour du feu, dans une immobilité automatique et contemplative, qui faisait supposer qu’ils se préparaient à une importante cérémonie de leur culte.

Au bout d’un instant, Natah-Otann porta à sa bouche le long sifflet de guerre, fait d’un tibia humain, qu’il portait pendu au cou et en tira un son perçant et prolongé.

À ce signal, car c’en était un, les chefs se levèrent, et, se mettant en file indienne, ils firent deux fois le tour de l’arbre du maître de la vie, en psalmodiant à voix basse une chanson symbolique pour implorer son assistance pour la réussite de leurs projets.

Au troisième tour, Natah-Otann ôta un magnifique collier de griffes d’ours gris qu’il avait au cou, et le suspendit aux branches de l’arbre, en disant :

« Maître de la vie, vois-moi d’un œil favorable, je t’offre ce présent. »

Les autres chefs imitèrent son exemple, chacun à son tour ; puis ils allèrent reprendre leur place autour du feu du conseil.

Alors le porte-pipe entra dans le cercle, et, avec les cérémonies d’usage, il présenta le calumet aux chefs ; puis, lorsque chacun eut fumé, le sachem le plus âgé invita Natah-Otann à prendre la parole.

Le projet du chef indien était peut-être un des plus hardis qui jamais aient été ourdis contre les blancs, et devait, comme le disait en raillant le vieux Bison-Blanc présenter des chances de réussite par son invraisemblance même, parce qu’il flattait les idées superstitieuses des Indiens, qui, de même que tous les peuples primitifs, ajoutent une grande foi au merveilleux.

Du reste, c’est le propre des nations opprimées, auxquelles la réalité n’offre jamais que des désillusions et des souffrances, de se réfugier dans le surnaturel, qui seul leur donne des consolations.

Natah-Otann avait puisé la première idée de son entreprise dans une des croyances les plus anciennes et les plus invétérées des Comanches, ses ancêtres.

Cette croyance, avec le récit de laquelle son père l’avait si souvent bercé dans son enfance, souriait à son esprit aventureux, et lorsque l’heure arriva de mettre à exécution les projets que depuis si longtemps il mûrissait dans son esprit, il l’invoqua et résolut de s’en servir pour rallier autour de lui, dans un tout commun, les autres nations indiennes.

Voici cette croyance ou plutôt cette légende dans toute sa naïveté primitive et telle quelle s’est conservée de père en fils parmi les Indiens.

Lorsque Mocktekuzoma, que les écrivains espagnols nomment improprement Montezuma, nom qui n’a aucune signification, au lieu que le premier veut littéralement dire le seigneur sévère, se vit renfermé dans son palais et prisonnier de cet aventurier de génie nommé Cortez, qui quelques jours plus tard devait lui ravir son empire, l’empereur, qui avait préféré se confier à des étrangers avides au lieu de se réfugier au milieu de son peuple, fut averti par une espèce de pressentiment du sort qui lui était réservé ; quelques jours avant sa mort, il réunit autour de lui les principaux chefs mexicains qui partageaient sa prison, et il leur parla ainsi :

« Écoutez ; mon père le Soleil m’a averti que bientôt je retournerais vers lui : je ne sais ni comment ni quand je dois mourir, mais j’ai la certitude que ma dernière heure est proche. »

Comme à ces paroles les chefs qui l’entouraient fondaient en larmes parce qu’ils avaient pour lui la plus profonde vénération, il les consola en leur disant :

« Ma dernière heure est proche sur cette terre, mais je ne mourrai pas, puisque je retournerai auprès de mon père le Soleil, où je jouirai d’une félicité inconnue dans ce monde ; ne pleurez donc pas, mes amis fidèles, mais, au contraire, réjouissez-vous du bonheur qui m’arrive ; les hommes blancs barbus se sont, à force de trahisons, emparés de la plus grande partie de mon empire ; bientôt ils seront maîtres du reste. Qui peut les arrêter ? Leurs armes les rendent invulnérables et ils disposent à leur gré du feu du ciel ; mais leur puissance finira un jour, eux aussi seront victimes de trahisons, la peine du talion leur sera infligée dans toute sa rigueur. Seulement écoutez bien attentivement ce que je vais vous demander ; c’est de votre fidélité à exécuter mes derniers ordres que dépend le salut de notre patrie : prenez chacun un peu du feu sacré qui fut jadis allumé par le Soleil lui-même, et sur lequel les blancs n’ont pas encore osé porter une main sacrilège pour l’éteindre. Ce feu, le voilà devant vous, il brûle dans cette cassolette d’or ; emportez-le avec vous sans que nos tyrans soupçonnent ce qu’il deviendra et qu’ils ne puissent s’en emparer. Vous partagerez ce feu entre vous, de façon à ce que chacun en ait suffisamment ; conservez-le précieusement, religieusement, sans jamais le laisser éteindre. Chaque matin, après l’avoir adoré, montez sur le toit de votre maison, au lever du soleil, et regardez vers l’orient : un jour vous me verrez apparaître, donnant la main droite à mon père le Soleil ; alors vous vous réjouirez, parce que le moment de votre délivrance sera proche. Mon père et moi nous viendrons vous rendre la liberté et vous délivrer pour toujours de ces ennemis venus d’un monde pervers qui les a rejetés de son sein. »

Les chefs mexicains obéirent, séance tenante, car le temps pressait, aux ordres de leur empereur bien-aimé.

Quelques jours plus tard, Mocktekuzoma monta sur le toit de son palais et voulut parler à son peuple mutiné, lorsqu’il fut frappé d’une flèche, sans qu’on ait jamais bien su par qui, et tomba entre les bras des soldats espagnols qui l’accompagnaient.

Avant de rendre le dernier soupir, l’empereur se dressa et levant les bras au ciel, par un effort suprême, il dit à ses amis réunis autour de lui :