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— Et je vous en remercie, chef. Le désert est grand ; quel mal peuvent vous faire ces pauvres diables ?

— Eux, personnellement aucun ; mais après ceux-ci il en viendra d’autres qui s’établiront à leurs côtés, puis d’autres encore et ainsi de suite ; si bien que dans six mois, là où maintenant il n’y a rien que la nature telle qu’elle est sortie des mains toutes-puissantes du maître de la vie, mon frère verra une ville.

— C’est vrai, dit Balle-Franche, les Yankees ne respectent rien ; la rage de bâtir des villes les rend des fous dangereux.

— Pourquoi nous sommes-nous arrêtés, chef ? reprit le comte revenant à sa première question.

— Pour parlementer.

— Faites-moi un plaisir, voulez-vous ? Laissez-moi ce soin : je suis curieux de voir comment ces gens-là entendent les lois de la guerre et de quelle façon ils me recevront.

— Mon frère est libre.

— Bon. Attendez-moi ici, et surtout pas un mouvement pendant mon absence. »

Le jeune homme quitta ses armes, qu’il remit à son domestique.

« Comment ! lui fit observer Ivon, monsieur le comte va trouver ainsi ces hérétiques ?

— Comment veux-tu que j’y aille ? Tu sais, bien qu’un parlementaire n’a rien à craindre.

— C’est possible, reprit le Breton peu convaincu ; mais si monsieur le comte veut me croire, il gardera au moins ses pistolets à sa ceinture ; on ne sait pas en face de quelles gens on peut se trouver ; un malheur est bien vite arrivé.

— Tu es fou ! répondit le comte en haussant les épaules.

— Eh bien ! puisque monsieur veut aller sans armes parler à ces individus qui sont loin de m’inspirer la moindre confiance, je prie monsieur le comte de me laisser l’accompagner.

— Toi ! allons donc, fit le jeune homme en riant ; tu sais bien que tu es un insigne poltron ; c’est convenu, cela.

— Effectivement ; mais, pour défendre mon maître, je me sens capable de tout.

— C’est justement pour cela. Ta poltronnerie n’a qu’à te prendre tout à coup ; dans ta frayeur tu serais capable de tous les égorger. Non, non, pas de cela ; je ne me soucie nullement d’avoir une mauvaise affaire à cause de toi. »

Et mettant pied à terre, il se dirigea en riant du côté des retranchements.

Arrivé à une courte distance, il tira un mouchoir blanc et le fit flotter en l’air.

John Bright, toujours prêt à faire feu, surveillait avec soin tous les mouvements du comte ; lorsqu’il vit sa démonstration amicale, il se leva et lui fit signe d’approcher.

Le jeune homme remit tranquillement son mouchoir dans sa poche, alluma son cigare, plaça son lorgnon dans l’angle de son œil, et, après s’être ganté avec soin, il s’avança résolument.

Arrivé aux pieds des retranchements, il se trouva en face de John Bright qui l’attendait appuyé sur son rifle.

« Que me voulez-vous ? lui dit brusquement l’Américain, faites vite, je n’ai pas de temps à perdre en conversation. »

Le comte le toisa d’un air hautain, prit la pose la plus méprisante qu’il put imaginer, et, lui lâchant une bouffée de fumée au visage :

« Vous n’êtes pas poli, mon cher, lui répondit-il sèchement.

— Ah çà ! reprit l’autre, est-ce pour m’insulter que vous venez ici !

— Je viens pour vous rendre service, et si vous continuez sur ce ton, je crains d’être obligé de ne pas le faire.

— Voyez-vous cela, me rendre service ! et quel service pouvez-vous donc me rendre ? dit en ricanant l’Américain.

— Tenez, fit le comte, vous êtes un grossier personnage, avec lequel il est fort ennuyeux de causer ; je préfère me retirer.

— Vous retirer ? allons donc ! vous êtes un trop précieux otage ; je vous garde, gentleman, et je ne vous rendrai qu’à bon escient, reprit l’Américain en ricanant.

— Ah bah ! c’est comme cela que vous entendez le droit des gens, vous ? C’est curieux ! fit le comte toujours railleur.

— Il n’y a pas de droit des gens avec des bandits.

— Merci du compliment, mon maître, et comment ferez-vous pour me garder malgré moi ?

— Comme ceci, s’écria l’Américain en lui posant brutalement la main sur l’épaule.

— Allons donc ! dit vivement le comte en se dégageant par un brusque mouvement ; je crois, Dieu me pardonne, que vous osez porter la main sur moi ! »

Et avant que l’émigrant eût le temps de s’y opposer, il le saisit vigoureusement par les flancs, l’enleva de terre et le lança à toute volée par-dessus les retranchements.

Le géant alla tomber tout meurtri au milieu de son camp.

Au lieu de s’éloigner, ainsi que tout autre aurait fait à sa place, le jeune homme croisa les bras et attendit en fumant paisiblement.

L’émigrant, étourdi de cette rude culbute, se releva en se secouant comme un chien mouillé et en se tâtant les côtes, pour s’assurer qu’il n’avait rien de cassé.

Les femmes avaient poussé un cri de terreur en le voyant rentrer d’une façon si bizarre dans le camp.

Son fils et ses domestiques fixaient les yeux sur lui, prêts à tirer au moindre signe.

« Bas les armes ! » leur dit-il, et, sautant de nouveau par-dessus les retranchements, il s’avança vers le comte.

Celui-ci l’attendait impassible.

« Ah ! vous voilà, lui dit-il : eh bien ! comment trouvez-vous cela ?

— Allons, allons ! lui dit l’Américain en lui ten-