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votre femme, votre fille, vous les condamnez à une existence bien triste et bien malheureuse.

— Le devoir d’une femme est de suivre son mari, répondit mistress Bright, avec un léger accent de reproche ; je suis heureuse partout où il est, pourvu que je sois près de lui.

— Bien, madame, j’admire ces sentiments, mais permettez-moi une observation.

— Faites, monsieur.

— Était-il donc nécessaire de venir si loin pour trouver un établissement convenable ?

— Non, sans doute, mais alors nous aurions été exposés un jour ou l’autre à être chassés de notre nouveau défrichement par les propriétaires du sol et obligés à recommencer plus loin une autre plantation, dit-elle.

— Au lieu, continua John Bright, que dans les régions où nous sommes maintenant, nous n’avons pas cela à craindre, la terre n’appartient à personne.

— Mon frère se trompe, répondit le chef, qui jusqu’à ce moment n’avait pas encore prononcé une parole ; la terre, à dix journées de marche dans toutes les directions, appartient à moi et à ma tribu, le visage pâle est ici sur le territoire de chasse des Kenhàs. »

John Bright regarda Natah-Otann d’un air embarrassé.

« Allons, dit-il au bout d’un instant, comme s’il prenait son parti de ce contre-temps, nous irons, plus loin, femme.

— Où le visage pâle pourra-t-il aller pour trouver de la terre qui n’appartienne à personne ? » reprit sévèrement le chef.

Cette fois l’Américain demeura court.

La jeune fille, qui jusqu’à ce jour n’avait jamais vu d’Indien d’aussi près, considérait le chef avec un mélange de curiosité et de frayeur.

Le comte souriait.

« Le chef a raison, dit Balle-Franche, les prairies appartiennent aux hommes rouges. »

John Bright avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine avec découragement.

« Que faire ? » murmura-t-il.

Natah-Otann lui posa la main sur l’épaule.

« Que mon frère ouvre les oreilles, lui dit-il, un chef va parler. ».

L’Américain fixa sur lui un regard interrogateur.

« Ce pays convient donc à mon frère ? reprit l’Indien.

— Pourquoi le cacherais-je ; cette terre est la plus belle que j’aie jamais vue, à deux pas j’ai le fleuve, derrière moi des forêts vierges immenses ; oh ! oui, c’est une belle contrée, et j’y aurais fait une magnifique plantation, sur mon âme.

— J’ai dit à mon frère le visage pâle, continua le chef, que cette contrée m’appartenait.

— Oui, vous me l’avez dit, chef, c’est la vérité, je ne puis le nier.

— Eh bien, si le visage pâle le désire, il peut acquérir telle portion de terrain que cela lui conviendra, » dit nettement Natah-Otann.

À cette proposition à laquelle l’Américain était loin de s’attendre, il dressa les oreilles, la nature du squatter se réveilla en lui.

« Comment puis-je acheter, du terrain, moi qui ne possède rien ? dit-il.

— Peu importe ! » répondit le chef.

L’étonnement fut alors général, chacun regarda l’Indien avec curiosité, la conversation avait subitement pris un intérêt fort grave auquel on était loin de s’attendre.

John Bright ne se laissa pas tromper par cette apparente facilité.

« Le chef ne m’a sans doute pas compris ! » dit-il.

L’Indien secoua la tête.

« Le visage pâle ne peut acheter du terrain parce qu’il n’a rien pour le payer, répondit-il, voilà ses paroles.

— En effet, et le chef m’a répondu que peu importait.

— Je l’ai dit. »

La curiosité devint plus vive, il n’y avait pas de malentendu, les deux hommes s’étaient parfaitement et clairement exprimés.

« Cela cache quelque diablerie, murmura Balle-Franche dans sa moustache, un Indien ne donne jamais un œuf que pour avoir un bœuf.

— Où voulez-vous donc en venir, chef ? demanda franchement le comte à Natah-Otann.

— Je vais m’expliquer, reprit celui-ci ; mon frère s’intéresse à cette famille, n’est-ce pas ?

— En effet, dit le jeune homme avec surprise ; et vous le savez de reste.

— Bon ; que mon frère s’engage à m’accompagner pendant le cours de deux lunes sans me demander compte de mes actions, et en consentant à m’accorder son aide lorsque je l’en requerrai, et moi je donnerai à cet homme autant de terrain qu’il en désirera pour fonder un établissement, sans qu’il puisse jamais redouter dans l’avenir d’être tourmenté par les Peaux-Rouges ou dépossédé par les blancs, parce que je suis bien réellement possesseur du sol, et que nul autre que moi n’a droit d’y prétendre.

— Un instant, dit Balle-Franche en se levant ; moi présent, M. Édouard n’acceptera pas un tel marché ; nul n’achète chat en poche, et c’est une folie insigne de subordonner sa volonté aux caprices d’un autre homme. »

Natah-Otann fronça le sourcil ; son œil lança un éclair de fureur, et il se leva.

« Chien des visages pâles, s’écria-t-il, prends garde à tes paroles, déjà une fois j’ai épargné ta vie !

— Tes menaces ne me font pas peur, Peau-Rouge damné, répondit résolument le Canadien ; tu mens en disant que tu as été maître de ma vie ! Elle ne dépend que de la volonté de Dieu ; tu ne feras pas tomber un cheveu de ma tête sans son consentement. »

Natah-Otann porta vivement la main à son couteau, mouvement imité immédiatement par le chasseur, et tous deux se trouvèrent en présence, se mesurant des yeux et prêts à en venir aux mains.