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Les femmes poussèrent un cri d’effroi ; William et son père se placèrent devant elles, se préparant à intervenir dans la querelle si besoin était.

Mais déjà, prompt comme la pensée, le comte s’était jeté entre les deux hommes en leur criant d’une voix ferme :

« Arrêtez, je le veux ! »

Subissant malgré eux l’ascendant de celui qui leur parlait, le Pied-Noir et le Canadien firent un pas en arrière, remirent leurs couteaux à la ceinture et attendirent.

Le comte les considéra un instant l’un et l’autre, et tendant la main à Balle-Franche :

« Merci, mon ami, lui dit-il avec effusion, merci ; mais quant à présent votre secours ne m’est point nécessaire.

— Bon ! bon ! fit le chasseur ; vous savez que je suis à vous corps et âme, monsieur Édouard, ce n’est que partie remise. »

Et le brave Canadien se rassit insoucieusement.

« Quant à vous, chef, continua le jeune homme, vos propositions sont inacceptables ; il faudrait être fou pour y souscrire ; et je l’espère, du moins, je n’en suis pas là encore ; je veux bien vous apprendre ceci, c’est que je ne suis venu dans la prairie que pour y chasser quelque temps ; le temps que je comptais y rester est écoulé ; de graves intérêts réclament ma présence aux États-Unis, et malgré tout mon désir d’être utile à ces braves gens, dès que je vous aurai, ainsi que je vous l’ai promis, accompagné jusqu’à votre village, je vous dirai adieu probablement pour ne jamais vous revoir.

— Ce qui ne laissera pas de m’être excessivement agréable, appuya Balle-Franche. »

L’Indien ne bougea pas.

« Cependant, reprit le comte, peut-être y aurait-il encore un moyen de terminer cette affaire à la satisfaction générale ; la terre ne peut être chère ici ; dites-moi ce que vous voulez la vendre, je vous en acquitterai le prix immédiatement soit en dollars, soit en traites sur un banquier de New-York ou de Boston.

— C’est juste, fît le chasseur, il y a encore ce moyen-là.

— Oh ! je vous remercie, monsieur, s’écria mistress Bright ; mais mon mari ne peut ni ne doit accepter une telle proposition.

— Pourquoi donc, chère dame ? si elle me convient et que le chef accepte mon offre. »

John Bright, nous devons lui rendre cette justice, se contentait d’approuver du geste ; mais le digne squatter, en véritable Américain qu’il était, se gardait bien de prononcer une parole.

Quant à Diana, séduite par ce désintéressement, fascinée par ces grandes manières de gentilhomme, elle regardait le comte avec des yeux pétillant de reconnaissance, sans oser exprimer tout haut ce qu’elle pensait tout bas à la vue de ce beau cavalier si noble et si généreux.

Natah-Otann releva la tête.

« Je prouverai à mon frère, dit-il d’une voix douce en s’inclinant avec courtoisie devant lui, que les hommes rouges sont aussi généreux que les visages pâles ; je lui vends huit cents acres de terre, à prendre où il voudra le long du fleuve, qu’il me donne un dollar.

— Un dollar ! s’écria le jeune homme avec étonnement.

— Oui, reprit en souriant le chef ; de cette façon je serai payé ; mon frère ne me devra rien, et, s’il consent à demeurer quelque temps auprès de moi, ce ne sera que par sa volonté, et parce qu’il lui plaira d’être auprès d’un ami véritable. »

Ce dénoûment imprévu à une scène qui avait un instant menacé de finir d’une façon sanglante, remplit les assistants de stupéfaction.

Seul, Balle-Franche ne fut pas dupe de la facilité du chef.

« Il y a quelque chose là-dessous, murmura-t-il à part lui ; mais je veillerai, et ce démon sera bien fin s’il réussit à me tromper. »

M. de Beaulieu fut séduit par ce désintéressement auquel il était loin de s’attendre.

« Tenez, chef, lui-dit-il en lui remettant le dollar stipulé, maintenant nous sommes quittes ; mais sachez bien que je ne demeurerai pas en reste avec vous. »

Natah-Otann s’inclina avec courtoisie.

« Maintenant, continua le comte, un dernier service.

— Que mon frère parle ; il a le droit de tout me demander.

— Faites la paix avec mon vieux Balle-Franche.

— Qu’à cela ne tienne, répondit le chef ; puisque mon frère le désire, je le ferai de bon cœur, et, pour marque de notre réconciliation, je le prie d’accepter le dollar que vous m’avez remis. »

Dans le premier moment, le chasseur fut sur le point de refuser ; mais il se ravisa, prit le dollar et le serra avec soin dans sa ceinture.

John Bright ne savait comment exprimer sa reconnaissance au comte ; grâce à lui, il se trouvait enfin véritablement propriétaire.

Le jour même l’Américain, suivi de son fils, choisit le terrain où devait s’élever sa plantation.

Le comte de Beaulieu rédigea sur une feuille de son carnet un acte de vente parfaitement en règle, qui fut signé par Balle-Franche, Ivon et lui, comme témoins, par John Bright, comme acquéreur, et au bas duquel Natah-Otann dessina tant bien que mal le totem de sa tribu, et un animal qui avait la prétention de représenter un ours, ce qui était sa signature parlante mais surtout emblématique.

Le chef aurait, s’il avait voulu, signé comme les autres, mais il tenait à laisser ignorer à tous l’instruction qu’il devait au Bison-Blanc.

John Bright plaça précieusement l’acte de vente entre les feuillets de sa Bible de famille, et dit au comte, en lui serrant la main à la lui briser :

« Souvenez-vous, monsieur le comte, que vous avez dans la peau de John Bright un homme qui se fera rompre les os pour vous quand cela vous fera plaisir. »

Diana ne dit rien, mais elle lança au jeune homme un regard qui le paya amplement de ce qu’il avait fait pour sa famille.