Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Univers. Lorsque Pillian créa le monde, aussitôt qu’à sa voix l’homme fut sorti du sein de la montagne rouge, il le prit par la main, et, lui montrant toutes les productions de la terre, de l’air et des flots, il lui dit : Tu es le roi de la création, par conséquent les animaux, les plantes et les poissons t’appartiennent, ils doivent, chacun dans la mesure de ses forces, de son instinct, de sa conformation, concourir à ton bien-être et à ton bonheur dans ce monde où je t’ai placé ; ainsi, le cheval te portera d’un élan fougueux à travers les déserts, les lamas et les moutons à l’épaisse fourrure t’habilleront de leur laine et te nourriront de leur chair succulente. Quand Pillian eŭt ainsi analysé les unes après les autres les diverses qualités des animaux, avant de passer plantes et aux poissons, il arriva à la poule, qui coquetait insoucieusement en bécotant les graines éparses sur le sol. Pillian la prit par les ailes et la montrant à l’homme : Tiens, lui dit-il, voici un des êtres les plus utiles que j’aie créés pour ton usage : cuite dans la marmite, la poule te donnera un excellent bouillon lorsque tu seras malade, rôtie, sa chair blanche acquerra une saveur délectable, avec ses œufs tu feras des omelettes aux fines herbes, aux champignons, au jambon et surtout au lard ; mais si tu es indisposé, qu’une nourriture forte soit trop pesante pour ton estomac affaibli, tu feras cuire ses œufs à la coque, et alors tu m’en diras des nouvelles ! Voici, continua Valentin, en se posant de plus en plus devant les Indiens, qui, la bouche béante et les yeux écarquillés, avaient garde de comprendre un traître mot à ce qu’il lui plaisait de débiter, tandis que, malgré sa douleur secrète, Louis se tordait littéralement de rire ; voici comment Pillian parla au premier homme, au commencement des siècles. Vous n’y étiez pas, guerriers Aucas, il n’est donc pas étonnant que vous l’ignoriez ; je n’y étais pas non plus, c’est vrai, mais, grâce au talent que nous possédons, nous autres blancs, de transmettre notre pensée d’âge en âge au moyen de l’écriture, ces paroles du Grand Esprit ont été recueillies avec soin et sont parvenues intactes jusqu’à nous. Sans plus de préambule, je vais avoir l’honneur de confectionner devant vous un œuf à la coque. Écoutez ceci, c’est simple comme bonjour, et à la portée des intelligences les plus racornies. Pour faire un œuf à la coque, il faut deux choses : d’abord un œuf, puis de l’eau bouillante ; vous prenez l’œut ainsi, vous découvrez votre marmite, et, mettant l’œuf dans la cuiller, vous l’introduisez dans la marmite où vous le laissez mijoter trois minutes, ni plus ni moins ; faites attention à ce détail important, un temps plus long compromettrait le succès de votre opération, voilà !

Le geste avait suivi la démonstration.

Les trois minutes écoulées, Valentin retira l’œuf, le décapita, le saupoudra d’une pincée de sel et le présenta à l’Apo-Ulmen, avec des mouillettes de pain de maïs.

Tout ceci s’était exécuté avec un sérieux imperturbable, au milieu du silence profond de la foule attentive.

L’Apo-Ulmen goûta consciencieusement son œuf.

Un air de doute parut une seconde sur son visage, mais peu à peu les traits de sa large face se détendirent sous la pression de la joie et du plaisir, et il s’écria enfin avec enthousiasme :