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votre intérêt même : je vous l’ai dit déjà, nous ignorons nous-mêmes ce qui nous attend et ce que nous ferons, laissez-nous partir seuls.

— Nous suivrons nos frères pâles, répondit Trangoil Lanec d’un ton qui n’admettait pas d’observations, mes frères ne connaissent pas les llanos ; quatre hommes sont une force dans le désert, deux hommes sont morts.

Les Français n’essayèrent pas de lutter plus longtemps, ils acceptèrent la proposition des Ulmènes, d’autant plus qu’ils comprenaient parfaitement de quel immense secours leur seraient ces hommes habitués à la vie des bois, qui en connaissaient tous les mystères et en avaient sondé toutes les profondeurs.

Les chefs prirent congé de leurs hôtes, pour se préparer au départ fixé irrévocablement au lendemain.

Au lever du soleil, une petite troupe composée de Louis, de Valentin, de Trangoil Lanec, de Curumilla, tous quatre montés sur d’excellents chevaux de cette race andalouse mêlée d’arabe que les Espagnols ont emportée en Amérique, et de César, qui trottait à leur droite en serre-file, sortit de la tolderia, escortée par tous les membres de la tribu, qui criaient incessamment :

Ventini ! ventini ! — au revoir ! au revoir ! — viri tempi ! viri tempi ! — bon voyage ! bon voyage !

Après avoir fait à ces braves gens des adieux assez longs, les quatre voyageurs prirent la direction de la tolderia des Serpents Noirs, et disparurent bientôt dans les défilés sans nombre formés par les Québradas.



XXV

ANTINAHUEL — LE TIGRE SOLEIL


Dans l’état d’anarchie où se trouvait plongé le Chili à l’époque où se passe notre histoire, les partis étaient nombreux ; chacun d’eux manœuvrait dans l’ombre le plus habilement possible, afin de s’emparer du pouvoir.

Le général Bustamente, nous l’avons expliqué plus haut, ne rêvait rien moins que le protectorat d’une confédération calquée sur celle des États-Unis qui, mal connue encore, éblouissait ses regards. Il ne pouvait deviner que ces anciens Outlaws, ces sectaires fanatiques expulsés de l’Europe, ces marchands enrichis, commençaient déjà à rêver en Amérique la monarchie universelle, utopie insensée dont l’application leur coûtera un jour la perte de cette soi-disant nationalité dont ils sont si fiers, et qui, en réalité, n’existe pas ; probablement que le général Bustamente ne voyait pas aussi loin, ou s’il avait deviné les tendances des Anglo-Américains, peut-être songeait-il à suivre, lui aussi, cette marche ambitieuse dès que son pouvoir reposerait sur des bases solides.