Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ton histoire est, à peu de chose près, celle de tous les hommes de ta caste, dit-il. Tes ancêtres, dont le nom remonte aux Croisades, tont légué à ta naissance un beau titre et quarante mille livres de rente. Riche, sans avoir eu besoin d’user tes facultés à gagner toi-même ta fortune, ignorant, par conséquent, la valeur réelle de l’or, tu devais le dépenser sans compter, le croyant inépuisable. C’est ce qui est arrivé ; seulement, un jour, au moment où tu t’y attendais le moins, le spectre hideux de la ruine s’est dressé tout à coup devant toi ; tu as entrevu la misère, c’est-à-dire le travail, alors tu as reculé épouvanté en te réfugiant dans la mort.

— Tout cela est vrai, interrompit le comte, mais tu oublies de dire qu’avant de prendre cette résolution suprême j’ai eu le soin de régler mes comptes et de payer tous mes créanciers. J’étais donc maître de disposer de ma vie.

— Non ! et voilà ce que ton éducation de gentilhomme n’a pu te faire comprendre. Ta vie n’est pas à toi ; c’est un prêt que te fait Dieu. Elle n’est, en conséquence, qu’une attente ou un passage ; pour cette raison, elle est courte, mais il faut qu’elle profite à l’humanité. Tout homme qui, dans des orgies ou des débauches, gaspille les facultés qu’il tient de Dieu, commet un vol envers la grande famille humaine. Souviens-toi que nous sommes tous solidaires les uns des autres, et que nous devons nous servir de nos facultés au profit de tous !

— Trêve de sermons, je t’en prie, frère ! ces théories, plus ou moins paradoxales, peuvent avoir du succès dans un certain monde, mais…

— Frère ! interrompit Valentin, ne parle pas ainsi. Malgré toi, ton orgueil de race te dicte des paroles que tu ne tarderais pas à regretter. Un certain monde ? voilà donc le grand mot lâché ! Louis ! que tu as de choses à apprendre encore ! Bref, en rassemblant toutes tes ressources, combien as-tu réuni ?

— Que sais-je ?… une misère.

— Mais encore ?

— Oh ! mon Dieu ! une quarantaine de mille francs, tout au plus, qui pourront monter à soixante, avec le prix des futilités qui sont ici, dit négligemment le comte.

Valentin bondit sur son fauteuil.

— Soixante mille francs ! s’écria-t-il, et tu désespérais ! et tu étais résolu à mourir ! mais malheureux insensé ! ces soixante mille francs bien employés sont une fortune ! ce sont eux qui te feront retrouver celle que tu aimes ! Combien de pauvres diables se croiraient riches, s’ils possédaient une pareille somme !

— Enfin, que comptes-tu faire ?

— Tu vas le savoir. Comment se nomme la femme dont tu es amoureux ?

— Dona Rosario del Valle.

— Très bien ! Elle est, m’as-tu dit, partie pour l’Amérique ?

— Depuis dix jours ; mais je dois t’avouer que dona Rosario, que tu ne connais pas, est une noble et douce jeune fille, qui jamais n’a prêté l’oreille à une seule de mes flatteries, ni remarqué le luxe ruineux quique j’étalais pour lui plaire.

— Au fait, c’est possible ; et puis, pourquoi chercherai-je à t’enlever cette douce illusion ? Seulement, je ne comprends pas bien comment, dans ces con-