Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/15

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ditions-là, tu as pu faire fondre ta fortune, qui était considérable, comme une motte de beurre au soleil.

— Tiens, lis ce mot de mon agent de change.

— Oh ! fit Valentin en repoussant le papier, tu jouais à la Bourse ! tout m’est expliqué, pauvre pigeon, que les milans de la coulisse ont plumé ! Eh bien, frère, il faut prendre ta revanche.

— Oh ! je ne demande pas mieux, s’écria le jeune homme en fronçant les sourcils.

— Nous sommes du même âge ; ma mère nous a nourris tous deux : devant Dieu nous sommes frères ! Je ferai de toi un homme ! je t’aiderai à revêtir cette armure d’airain qui doit te rendre invincible. Pendant que, protégé par ton nom et ta fortune, tu te laissais insoucieusement vivre, ne prenant de la vie que la fleur, moi, pauvre misérable, égaré sur le rude pavé de Paris je soutenais, pour exister, une lutte de Titan ! lutte de toutes les heures, de toutes les secondes, où la victoire était pour moi un morceau de pain, et l'expérience chèrement achetée, je te le jure ; car bien souvent, lorsque j’ouvrais les portières, que je vendais des contremarques, ou que je faisais ces mille métiers impossibles du bohème, l'abattement et le découragement m'ont pris à la gorge ; bien souvent j’ai senti mon front brûlant et mes tempes serrées dans l’étau de la misère ; mais j’ai résisté, je me suis raidi contre l’adversité ; jamais je n’ai été vaincu, quoique j’aie laissé aux ronces du chemin bien des lambeaux de mes plus chères illusions, et que mon cœur tordu par le désespoir ait saigné par vingt blessures à la fois ! Courage, Louis ! nous serons deux à combattre désormais ! tu seras la tête qui conçoit, moi le bras qui exécute ! toi, l’intelligence, moi, la force ! maintenant la lutte sera égale, car nous nous soutiendrons l’un l’autre. Crois-moi, frère, un jour viendra où le succès couronnera nos efforts !

— Je comprends ton dévouement, et je l’accepte. Ne suis-je pas à présent une chose à toi ? ne crains pas que je te résiste. Mais, te le dirai-je ? je crains que toutes nos tentatives ne soient vaines, et que nous ne soyons tôt ou tard contraints d’en revenir au suprême moyen que tu m’as empêché d’employer.

— Homme de peu de foi ! s’écria Valentin avec exaltation ; dans la route que nous allons suivre, la fortune sera notre esclave !

Louis ne put s’empêcher de sourire.

— Encore faut-il avoir des chances de réussite dans ce que l’on entreprend, dit-il.

— La chance est la consolation des sots ; l’homme fort commande.

— Mais enfin, que veux-tu faire ?

— La femme que tu aimes est en Amérique, n’est-ce pas ?

— Je te l'ai déjà dit plusieurs fois.

— Eh bien ! c’est là qu’il nous faut aller.

— Mais je ne sais même pas quelle partie de l’Amérique elle habite.

— Qu’importe ! le Nouveau-Monde est le pays de l’or, la patrie des aventuriers ! nous referons notre fortune en la cherchant. Est-ce une chose si désagréable ? Dis-moi…. cette femme est née quelque part ?

— Elle est Chilienne.