Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/147

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Dans un enfoncement était placée une table, derrière laquelle un homme masqué était assis auprès de deux sièges vides.

On voyait glisser dans l’obscurité, silencieux comme des fantômes, des hommes enveloppés dans des manteaux, et qui tous portaient sur le visage des loups de velours noir.

Don Tadeo et son ami échangèrent un regard, sans prononcer une parole, allèrent se placer sur les sièges vides.

Aussitôt qu’il se furent assis, un grand mouvement s’opéra dans l’assemblée.

Le faible chuchotement qui jusqu’à ce moment s’était fait entendre, cessa comme par enchantement.

Tous les conjurés se réunirent en un seul groupe en face de la table, et, croisant les bras sur la poitrine, ils attendirent.

L’homme qui, avant l’arrivée de don Tadeo, paraissait présider la réunion, se leva, et, promenant un regard assuré sur la foule attentive, il prit la parole.

— Aujourd’hui, dit-il, les soixante-douze ventas des Cœurs Sombres, disséminées sur le territoire de la République, sont au complet. Dans toutes, on arrête la prise d’armes dont nous allons, nous, la venta de Valdivia, donner incessamment le signal. Partout, les hommes loyaux, les véritables amis de la liberté, se préparent à commencer la lutte contre Bustamente ; vous tous, compagnons, qui êtes ici présents, quand l’heure sonnera, descendrez-vous franchement dans l’arène ? Sacrifierez-vous sans arrière-pensée, votre famille, votre fortune, et votre vie, s’il le faut, pour le salut de la pairie ?

Il s’arrêta.

Un silence funèbre régna dans l’assemblée.

— Répondez ! reprit l’orateur, que ferez-vous ?

— Nous mourrons ! murmura comme un écho sinistre et terrible la foule des conjurés.

— Bien, mes frères, dit en se levant subitement, don Tadeo, j’attendais cette parole et je vous en remercie ; depuis longtemps je sais que je puis compter sur vous, car je vous connais tous, moi, qu’aucun de vous ne connaît ; ces masques qui vous cachent les uns aux autres, sont des gages transparents pour le chef des Cœurs Sombres, et le Roi des ténèbres, c’est, moi !… Moi, qui ai juré de vous faire vivre libres ou mourir ! Avant vingt-quatre heures, ce signal que depuis si longtemps vous attendez, vous l’entendrez, et alors commencera cette lutte terrible qui ne doit finir qu’avec la mort du traître ; toutes les provinces, toutes les villes, tous les bourgs se lèveront en masse au même instant : courage donc, vous n’avez plus que quelques heures à souffrir. La guerre d’embûches, de surprises, de trahisons souterraines est finie, la guerre franche, loyale, au soleil, va commencer ; montrons-nous, ce que nous avons toujours été, inébranlables dans notre foi, et prêts à mourir pour nos croyances !… Que les chefs des sections approchent.

Dix hommes sortirent des rangs, et vinrent silencieusement se placer à deux pas de la table.

— Que le caporal des chefs de sections réponde pour tous, reprit don Tadeo.

— Le caporal, c’est moi, dit un des hommes masqués ; les ordres expédiés