Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Bon ! Elle est retournée au Chili, alors ; c’est là-que nous la retrouverons.

Louis regarda un instant son frère de lait, avec une espèce d’admiration respectueuse.

— Eh quoi ! sérieusement tu ferais cela, frère ? dit-il d’une voix émue.

— Sans hésiter.

— Tu abandonnerais la carrière militaire, qui t’offre tant de chances de succès ? je sais qu’avant six mois tu seras nommé officier…

— Je ne suis plus soldat depuis ce matin ; j’ai trouvé un remplaçant.

— Oh ! ce n’est pas possible !

— Cela est.

— Mais ta vieille mère, ta nourrice dont tu es le seul soutien ?

— Sur ce qui te reste nous lui laisserons quelques mille francs qui, joints à ma pension de légionnaire, lui suffiront pour vivre en nous attendant.

— Oh ! s’écria le jeune homme, je ne puis accepter un tel sacrifice ; mon honneur me le défend !

— Malheureusement, frère, dit Valentin d’un ton qui imposa au comte, tu n’es pas libre de refuser. En agissant ainsi, j’accomplis un devoir sacré.

— Je ne te comprends pas.

— À quoi bon t’expliquer ?…

— Je l’exige !

— Soit ! du reste, cela vaut peut-être mieux. Écoute donc : lorsqu’après t’avoir nourri, ma mère t’eût rendu à ta famille, mon père tomba malade et mourut à la suite d’une maladie de huit mois, nous laissant, ma mère et moi, dans la plus profonde misère. Le peu que nous possédions avait servi à acheter des médicaments et à payer les visites du médecin. Nous aurions pu avoir recours à ta famille qui, certes, ne nous eût pas abandonnés ; ma mère ne voulut jamais y consentir. « Le comte de Prébois-Crancé a fait pour nous plus qu’il ne devait, répétait-elle, il ne faut pas l’importuner davantage. »

— Elle eut tort, dit Louis.

— Je le sais, reprit Valentin. Cependant la faim se faisait sentir. Ce fut alors que j’entrepris ces métiers impossibles, dont je te parlais il y a quelques minutes. Un jour, sur la place du Caire, après avoir avalé des sabres et mangé des étoupes enflammées, aux applaudissements de la foule, je faisais la quête, lorsque je me trouvai tout à coup en face d’un officier de chasseurs d’Afrique qui me regardait avec un air de bonté et de pitié qui m’alla au cœur. Il m’emmena avec lui, me fit conter mon histoire, et exigea que je le conduisisse dans le grabat que ma mère et moi habitions. A la vue de notre misère, le vieux soldat se sentit ému, une larme qu’il ne songea pas à retenir coula silencieusement sur ses joues hâlées. Louis, cet officier était ton père.

— Mon noble et bon père ! dit le comte en serrant la main de son frère de lait.

— Oh ! oui, noble et bon ! il assura à ma mère une petite rente viagère qui lui permit de vivre, et moi, il m’engagea dans son régiment. Il y a deux ans, pendant la dernière expédition contre le bey de Constantine, ton père reçut une balle dans la poitrine et mourut au bout de deux heures en appelant son fils.