Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/26

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infini, sans jamais la faire sentir à son compagnon, dont il semblait faire toutes les volontés, tout en lui imposant les siennes.

Enfin ces deux hommes, qui s’aimaient foncièrement et n’avaient qu’une tête et qu’un cœur, se complétaient l’un par l’autre.

La façon de parler employée par Valentin, dans les premiers chapitres de cette histoire ne lui était nullement habituelle, et l’avait sincèrement étonné lui-même.

S’élevant à la hauteur de la résolution du jeune homme qu’il voulait sauver du désespoir, il avait compris, avec cette intelligence du cœur innée chez lui et qu’il ne soupçonnait même pas, qu’au lieu de s’attendrir sur le malheur qui frappait si inopinément son frère de lait, il devait s’attacher au contraire à lui rendre le courage qui lui manquait.

Ainsi qu’on l’a vu, il trouva dans son cœur des arguments si péremptoirement décisifs, que le comte consentit à vivre et à s’abandonner à ses conseils.

Valentin n’hésita pas. Le départ de dona Rosario lui fournit le prétexte dont il avait besoin pour ravir son frère de lait au gouffre parisien, qui, après avoir dévoré sa fortune, menaçait de le dévorer lui-même. Comprenant surtout l’urgence de le dépayser, il persuada à Louis de suivre celle qu’il aimait en Amérique, et tous deux ils partirent gaîment pour le Nouveau-Monde, abandonnant sans regret cette patrie qui s’était montrée si ingrate envers eux.

Bien souvent, pendant la traversée, le jeune comte avait senti faiblir son courage, et sa foi en l’avenir fut prête à l’abandonner, en songeant à la vie de luttes et d’épreuves qui l’attendait en Amérique. Mais Valentin, grâce à sa gaîté inépuisable, à sa faconde inouïe et à ses saillies incessantes, parvenait toujours à dérider le front soucieux de son compagnon qui, avec sa nonchalance habituelle, et surtout à cause de son caractère sans énergie, se laissait aller à subir complètement cette influence occulte de Valentin qui le retrempait à son insu et peu à peu en faisait un autre homme.

Voici dans quelle situation d’esprit se trouvaient nos deux personnages, lorsque le paquebot jeta enfin l’ancre dans la rade de Valparaiso.

Valentin, avec son imperturbable assurance, ne doutait de rien. Il était persuadé que les gens avec lesquels il allait se trouver en rapport étaient fort au-dessous de lui comme intelligence, et qu’il en aurait bon marché pour atteindre le double but qu’il se proposait.

Le comte s’en rapportait entièrement à son frère de lait du soin de retrouver la femme qu’il aimait et qu’il était venu chercher si loin. Quant à refaire sa fortune, il n’y songeait même pas.

Valparaiso, — Vallée du Paradis, — ainsi nommée, probablement par antiphrase, car c’est bien la ville la plus sale, la plus laide de l’Amérique espagnole, n’est qu’une étape pour les étrangers que des intérêts commerciaux n’appellent pas dans le Chili.

Les jeunes gens n’y firent que le séjour nécessaire pour s’équiper à la mode du pays, c’est-à-dire prendre le chapeau de Panama, le poncho et les potenas, puis, armés chacun de deux pistolets doubles, d’une carabine rayée et d’un long couteau dans la botte, ils quittèrent le port, et, montés sur d’excellents