Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/302

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— Tenez, chef, dit en riant Valentin, vous me désespérez avec votre flegme et votre indifférence.

— Que veut dire mon frère ? répondit l’Indien étonné.

— Caramba ! nous traversons les plus ravissants paysages du monde, nous avons devant nous les sites les plus accidentés, et toutes ces beautés vous laissent aussi froid que les masses granitiques qui se dressent à l’horizon.

— Mon frère est jeune, observa doucement Trangoil Lanec, il est enthousiaste.

— Je ne sais pas si je suis enthousiaste, répondit vivement le jeune homme, seulement je sais, je sens que cette nature est magnifique et je le dis, voilà tout.

— Oui, dit le chef avec une voix profonde, Pillian est grand, c’est lui qui a fait toutes choses.

— Dieu, vous voulez dire, chef ; mais c’est égal, notre pensée est la même, et nous ne nous disputerons pas pour un nom. Ah ! dans mon pays, ajouta-t-il avec un soupir de regret pour la patrie absente, on payerait bien cher pour contempler un instant ce que je vois toute la journée pour rien ; on a bien raison de dire que les voyages forment la jeunesse.

— Est-ce que dans l’île de mon frère, demanda curieusement l’Indien, il n’y a pas de montagnes et d’arbres comme ici ?

— Je vous ai déjà fait observer, chef, que mon pays n’était pas une île, mais une terre aussi grande que celle-ci ; il n’y manque pas d’arbres, grâce à Dieu, il y en a même beaucoup, et, en fait de montagnes, nous en avons de fort hautes, entre autres Montmartre.

— Hum ! fit l’Indien qui ne comprenait pas.

— Oui, reprit Valentin, nous avons des montagnes, mais comparées à celles-ci, ce ne sont que des collines.

— Ma terre est la plus belle du monde, répondit l’Indien avec orgueil, Pillian l’a faite pour ses enfants, voilà pourquoi les visages pâles voudraient nous en déposséder.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites là, chef ; je ne discuterai point cette opinion qui nous mènerait trop loin, car nous avons à nous occuper de sujets autrement importants.

— Bon ! fit le chef avec condescendance, tous les hommes ne peuvent pas être nés dans mon pays.

— C’est juste, voilà pourquoi je suis né autre part.

César, qui avait philosophiquement marché aux côtés des deux amis en mangeant les miettes qu’ils lui donnaient, gronda sourdement.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon vieux ? lui demanda amicalement Valentin en le caressant, est-ce que tu sens quelque chose de suspect ?

— Non, fit tranquillement Trangoil Lanec, nous approchons de la tolderia, le chien aura senti un Aucas aux environs.

En effet, à peine avait-il fini de parler, qu’un cavalier indien apparut au tournant de la route.

Il s’avança en galopant au devant des deux hommes, les salua en passant du mary-mary consacré, et continua son chemin.