Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/303

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— Ah çà ! dit Valentin dès qu’il eut rendu le salut au voyageur et que celui-ci se fut éloigné, savez-vous que nous avons peut-être tort de marcher ainsi à découvert ?

— Pourquoi cela ?

— Caramba ! parce qu’il ne manque pas d’individus intéressés à nous contre carrer.

— Qui sait ce que nous faisons ? qui sait ce que nous sommes ?

— Personne, c’est vrai !

— Eh bien ! alors, ne vaut-il pas mieux agir franchement ? Nous sommes des voyageurs, voilà tout. Si nous nous trouvions dans le désert, ce serait différent ; mais ici, dans une tolderia presque espagnole, des précautions, loin de nous servir, nous nuiraient.

— Après cela, ce que je vous dis là n’est qu’une simple observation, vous agirez comme vous voudrez ; d’ailleurs vous devez savoir beaucoup mieux que moi ce qu’il convient de faire.

Pendant ce qui précède, les deux interlocuteurs avaient continué à s’avancer de ce pas gymnastique relevé, habituel à ceux qui voyagent ordinairement à pied et qui, suivant la significative expression des soldats, mange la route ; ils étaient arrivés presque sans s’en apercevoir à l’entrée du village.

— Ainsi, nous sommes à San-Miguel ? demanda Valentin.

— Oui, répondit l’autre.

— Et vous croyez que doña Rosario n’y est plus ?

L’Indien secoua la tête.

— Non, dit-il.

— Qui vous fait penser cela ? chef.

— Je ne puis expliquer cette pensée à mon frère.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’elle est instinctive.

— Diable ! pensa Valentin, si l’instinct s’en mêle, nous sommes perdus ; mais encore, ajouta-t-il tout haut, vous avez une raison, quelle est-elle ?

— Que mon frère regarde.

— Eh bien ! fit le jeune homme en tournant les yeux de tous côtés, je ne vois rien.

— Voilà ma raison : le village est trop tranquille, les femmes huiliches sont aux champs, les guerriers sont à la chasse, seuls les anciens se trouvent dans les toldos.

— C’est vrai, dit Valentin devenu rêveur, je n’y avais pas songé.

— Si la prisonnière était ici, mon frère verrait des guerriers, des chevaux, le village vivrait, il est mort.

— Corbleu ! pensa Valentin, ces sauvages sont de fiers hommes, ils voient tout, ils devinent tout ; nous ne sommes nous autres, avec toute notre civilisation, que des enfants, comparés à eux. Chef, dit-il à haute voix, vous êtes sage, enseignez-moi, je vous prie, qui vous a appris toutes ces choses.

L’Indien s’arrêta ; d’un geste majestueux il montra l’horizon au jeune homme, et d’une voix dont l’accent solennel le fit tressaillir :

— Frère, lui dit-il, c’est le désert.