Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/374

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pour être heureux, puisqu’il l’avait constamment été lorsqu’il ne la cherchait pas.

Don Tadeo jeta un long regard sur le nouveau venu ; il ne put retenir un geste de pitié à la vue des changements que le chagrin avait opérés dans sa personne.

Le sénateur le salua humblement.

Don Tadeo lui rendit son salut et lui indiqua un siège.

— Eh bien ! don Ramon, lui dit-il d’une voix amicale, vous êtes encore des nôtres ?

— Encore, oui, Excellence, répondit le sénateur d’une voix creuse.

— Qu’est-ce à dire, don Ramon ? fit-il en souriant ; auriez-vous à vous plaindre d’être à Valdivia ?

— Oh ! non, fit vivement le sénateur, au contraire ; mais, depuis quelque temps, je suis le jouet d’événements si terribles que, malgré moi, je tremble toujours qu’il ne m’arrive quelque malheur, je crains continuellement une catastrophe.

— Rassurez-vous, don Ramon, vous êtes en sûreté, en ce moment du moins, ajouta-t-il avec intention.

Cette réticence donna à réfléchir au sénateur.

— Hein ? fit-il en tressaillant, que voulez-vous dire, don Tadeo ?

— Rien qui doive vous effrayer ; mais, vous le savez, les chances de la guerre sont scabreuses.

— Oui, trop scabreuses, j’en sais quelque chose ! Aussi je n’ai qu’un seul désir.

— Lequel ?

— Celui de rejoindre ma famille. Oh ! si Dieu permet que je revoie une fois encore la charmante hacienda que je possède aux environs de Santiago, je jure, par ce qu’il y a de plus sacré au monde, que je donnerai ma démission, et que, loin du fracas des affaires et de leurs fallacieuses espérances, je vivrai heureux au sein de ma famille, laissant à de plus dignes le soin de sauver la Patrie.

— Ce souhait n’a rien d’exagéré, don Ramon, répondit don Tadeo d’un ton sérieux, qui, sans qu’il comprît pour quelle raison, fit passer un frisson dans les membres du sénateur, et s’il ne tient qu’à moi, il sera promptement accompli, vous avez assez agi dans ces derniers temps pour avoir acquis le droit de vous reposer.

— Je ne suis pas taillé pour figurer dans les guerres civiles, je suis un de ces hommes qui ne sont bons que dans la solitude ; aussi je laisse de grand cœur aux autres cette vie agitée qui n’est pas faite pour moi.

— Vous n’avez cependant pas toujours pensé ainsi.

— Hélas ! Excellence, voilà la cause de tous mes déboires ; je pleure des larmes de sang lorsque je songe que je me suis ainsi, par une folle ambition, laissé entraîner…

— Oui, fit don Tadeo en interrompant les lamentations du moderne Jérémie ; eh bien ! ce que vous avez perdu, si vous le voulez, moi, je puis vous le rendre.