Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/383

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Dieu n’est qu’un mot ! il n’existe pas ! prie-le, car tu n’as plus que lui qui puisse te venir en aide !

— Il ne me faillira pas, madame ! répondit-elle, prenez garde que bientôt, courbée sous sa main puissante, à votre tour vous imploriez en vain sa miséricorde et ne trouviez que sa tardive mais implacable justice !

— Va ! misérable enfant ! tes menaces ne m’inspirent que du mépris.

— Je ne menace pas, madame, je suis une malheureuse jeune fille, que la fatalité a jetée innocente entre vos mains, je tâche de vous attendrir.

— Vaines prières, que les tiennes ! Eh bien, soit ! ajouta-t-elle en s’animant à la colère qui grondait en elle, lorsque mon heure sera venue, je ne demanderai pas plus de pitié que je n’en aurai pour toi !

— Dieu vous pardonne le mal que vous voulez me faire, madame.

Pour la deuxième fois, malgré elle, la Linda éprouvait une émotion indéfinissable, dont elle cherchait vainement à s’expliquer la cause ; mais elle se raidit contre ce pressentiment secret qui semblait l’avertir que sa vengeance s’égarait, et qu’en voulant frapper trop fort elle se trompait.

— Écoute, lui dit-elle d’une voix brève et saccadée, c’est moi qui t’ai fait enlever, tu le sais ; mais tu ignores dans quel but, n’est-ce pas ? eh bien ! ce but, je vais te le faire connaître : l’homme qui sort d’ici, Antinahuel, le chef des Araucans, est un misérable ! eh bien ! il a conçu pour toi une passion immonde, monstrueuse, comme son esprit féroce est seul capable d’en concevoir ; écoute, sa mère a voulu le détourner de cette passion, il a tué sa mère !

— Oh ! s’écria la jeune fille avec horreur.

— Tu trembles, n’est-ce pas ? reprit la Linda ; c’est un être bien abject, en effet, que cet homme ! il n’a de cœur que pour le crime, il ne reconnaît de lois que celles que ses passions et ses vices lui imposent ! eh bien ! cet être hideux, ce scélérat odieux, t’aime, te dis-je, il est amoureux de toi. Me comprends-tu ? Je ne sais ce qu’il aurait donné pour te posséder, pour faire de toi sa maîtresse : moi, je t’ai vendue à cet homme, tu lui appartiens, tu es son esclave, il a le droit de faire de toi ce qu’il voudra, et il en abusera, sois-en certaine !

— Oh ! vous n’avez pas fait cet odieux marché ! s’écria la jeune fille avec stupeur.

— Si, je l’ai fait, reprit-elle en grinçant des dents, et ce serait à recommencer, je le ferais encore ! Oh ! tu ne sais pas quel bonheur j’éprouverai à te voir, toi, blanche colombe, vierge immaculée, rouler dans la fange ; chacune de tes larmes rachètera une de mes douleurs !

— Mais vous n’avez donc pas de cœur, madame ?

— Non, je n’en ai plus ; il y a longtemps qu’il a été tordu et brisé par le désespoir ; aujourd’hui je me venge !

La jeune fille eut un moment de vertige, elle fondit en larmes et tomba aux pieds de son bourreau, en éclatant en sanglots déchirants.

— Pitié, madame ! s’écria-t-elle d’une voix navrante ; oh ! vous venez de le dire : vous avez eu un cœur ! vous avez aimé ! au nom de ce que vous avez aimé, pitié ! pitié ! pour moi, pauvre orpheline qui jamais ne vous ai fait de mal !

— Non, non, pas de pitié ! l’on n’en a pas eu pour moi.