Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/484

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pas à revenir à la vie, ses joues se colorèrent, un soupir sortit de sa poitrine, elle rouvrit les yeux.

— Oh ! s’écria-t-elle en se serrant avec une terreur d’enfant contre son père, et lui jetant les bras autour du cou, mon père, j’ai cru mourir, quelle horrible chute !

— Ma fille, lui dit don Tadeo avec un geste d’une suprême noblesse, ta mère s’est la première élancée à ton secours !

La Linda rougit de bonheur et tendit d’un air suppliant les bras à sa fille.

Celle-ci la regarda avec un mélange de crainte et de tendresse, fit un geste comme pour se jeter dans ces bras qui lui étaient ouverts ; mais soudain elle frissonna et se réfugia dans le sein de son père en murmurant à voix basse :

— Oh ! je ne peux pas ! je ne peux pas !

La Linda poussa un profond soupir, essuya les larmes qui inondaient son visage et se retira à l’écart, disant avec résignation :

— C’est juste ! qu’ai-je fait pour qu’elle me pardonne !… ne suis-je pas son bourreau ?

Les deux Français jouissaient intérieurement du bonheur de don Tadeo, bonheur qu’il leur devait en partie.

Le Chilien s’approcha d’eux, leur serra chaleureusement la main, et se tournant vers doña Rosario :

— Ma fille, lui dit-il, aime ces deux hommes, aime-les bien, car jamais tu ne pourras t’acquitter envers eux.

Les jeunes gens rougirent.

— Allons ! allons, don Tadeo, fit Valentin, nous n’avons perdu que trop de temps déjà, songeons que les Serpents Noirs nous poursuivent ; voyons, à cheval et partons.

Malgré la brusquerie apparente de cette réponse, doña Rosaria, qui comprit l’extrême délicatesse qui l’avait dictée, jeta au jeune homme un regard d’une douceur ineffable, accompagné d’un sourire qui le paya amplement des périls qu’il avait courus pour elle.

La caravane se remit en marche.

La Linda, qui jusqu’alors avait été plutôt soufferte qu’acceptée, fut traitée désormais avec égards par chacun ; le pardon de don Tadeo, pardon si noblement accordé, l’avait réhabilitée aux yeux de tous.

Doña Rosario elle-même se surprenait parfois à lui sourire, bien qu’elle ne se sentît pas encore le courage de répondre à ses caresses.

La pauvre femme, dont le repentir était sincère, se trouvait heureuse du pardon tacite que sa fille semblait lui accorder, car elle n’osait espérer qu’elle oubliât jamais les tortures qu’elle lui avait infligées…

Au bout d’une heure on parvint au Jaua-Karam.

En cet endroit, la montagne était séparée en deux par une entaille d’une profondeur incommensurable et d’une largeur de plus de vingt-cinq pieds.

Le chemin se trouvait brusquement interrompu ; mais plusieurs madriers énormes, jetés d’un bord à l’autre du précipice, formaient une solution de continuité sur laquelle les voyageurs étaient obligés de passer, au risque de se rompre le cou à chaque pas.