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Le Forestier

puis il s’était assis ; et comme il était jeune, bien portant, fatigué d’une longue course, que son appétit était aiguisé par un jeûne prolongé, il s’était mis à manger de bon appétit, avec cette insouciance innée du voyageur qui, ne se considérant dans les lieux où il s’arrête que comme un oiseau de passage, songe peu, en dehors des lois de la stricte politesse, aux personnes que le hasard groupe autour de lui, qu’il quittera quelques heures plus tard, que sans doute il ne reverra jamais.

Lorsque la conversation, en devenant générale vers la fin du repas, était tombée sur un sujet qui l’intéressait particulièrement, puisqu’il s’agissait de ceux qui, pour lui, étaient des frères, c’est-à-dire des boucaniers, l’aventurier assez indifférent jusque-là à ce qui se disait autour de lui, s’était pour ainsi dire trouvé contraint à jeter quelques mots dans cette conversation ; ce fut alors qu’il remarqua, sans y attacher d’abord une grande importance, la sympathie avec laquelle doña Flor parlait de ses frères d’armes, la façon généreuse dont elle prenait leur défense devant ceux qui les attaquaient.

Il leva les yeux sur la jeune fille, leurs regards se croisèrent, le jeune homme ressentit comme un choc électrique qui lui fit froid au cœur ; ses yeux se baissèrent malgré lui, et il sentit le rouge lui monter au visage.

Cet homme qui cent fois avait vu la mort en face, que jusque-là aucune émotion n’avait effleuré, douce ou terrible, tressaillit, et un frisson parcourut tout son corps.

— Que se passe-t-il en moi ? murmura-t-il. Aurais-je peur, ou cette sensation aiguë que j’éprouve serait-elle ce qu’on nomme de l’amour ? Amoureux, moi ? reprit-il, métamorphosé en chevalier dameret par une petite fille ignorante et sauvage ? Allons donc, je suis fou !

Alors il releva fièrement la tête, et, afin de constater la victoire qu’il se figurait remporter sur lui-même, il se prit à examiner la jeune fille avec une attention singulière, et il réussit même à lui faire baisser les yeux à son tour.

Doña Flor avait seize ans ; elle était grande, cambrée, mince sans maigreur, et flexible sans faiblesse ; par un contraste singulier et qui était une beauté de plus, les deux races du Nord et du Midi, ce qui faisait le charme de cette jeune fille, se trouvaient réunies en elle, non pas fondues, mais heurtées et parfaitement distinctes ; ses cheveux d’un blond d’épis mûrs, à la fois épais et légers, flottant comme une vapeur dorée au moindre caprice du vent, lui formaient comme une auréole et ombrageaient des yeux et des sourcils de velours noir ; avec la finesse de peau des femmes du Nord, elle avait la matité de teint des femmes du Midi, ce qui lui donnait une pâleur pour ainsi dire transpa-