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XXVI

SUITES D’UNE RENCONTRE

Fray Arsenio suivait son silencieux guide, heureux, bien qu’il se trouvât, pour ainsi dire, livré entre les mains d’un Indien qui, par instinct, devait haïr les Espagnols, ces féroces oppresseurs de sa race décimée et presque détruite, d’être parvenu à se sortir sain et sauf d’entre les mains des aventuriers qu’il redoutait non seulement comme étant des ladrones, c’est-à-dire des hommes sans foi et perdus de vices, mais encore des démons ou tout au moins des sorciers en commerce régulier avec le diable, car telles étaient les idées erronées que les Espagnols les plus éclairés se faisaient sur les flibustiers et les boucaniers.

Il avait fallu au moine tout le dévouement qu’il professait pour doña Clara et tout l’ascendant que cette charmante femme possédait sur ceux qui l’approchaient, pour qu’il eût consenti à l’exécution d’un projet aussi insensé à son avis que celui de se mettre en rapport direct avec un des chefs les plus renommés des flibustiers, et ce n’avait été qu’en tremblant qu’il avait accompagné sa pénitente à l’île de Nièves.

Lorsque nous l’avons rencontré, il se rendait au hatto afin d’apprendre, ainsi que cela avait été convenu avec elle, à doña Clara, l’arrivée de l’escadre flibustière à Port-Margot, et par conséquent la présence de Montbars dans l’île de Saint-Domingue.

Malheureusement le moine, peu aguerri aux voyages de nuit, à travers des chemins non frayés, qu’il fallait deviner à chaque pas, s’était perdu dans la savane. Transi de crainte, mourant presque de faim et brisé de fatigue, le moine avait vu briller la lueur d’un feu à peu de distance ; cette vue lui avait rendu, sinon le courage, du moins l’espoir ; il s’était en conséquence dirigé le plus rapidement possible vers le feu, et était venu donner tête baissée dans un boucan d’aventuriers français, suivant sans s’en douter, l’exemple de ces étourdis coléoptères qui se sentent fatalement entraînés vers la brillante flamme à laquelle ils brûleront leurs ailes.

Plus heureux que les insectes susdits, le digne moine n’avait rien brûlé du tout ; il s’était reposé, avait bien bu, bien mangé, et à part une frayeur bien légitime de se trouver en pareille compagnie ainsi à l’improviste, il s’était assez bien, du moins il le supposait, sorti de ce grand danger, et avait même réussi à obtenir un guide ; tout était donc pour le mieux, Dieu n’avait cessé de veiller sur son serviteur, et celui-ci n’avait autre chose à faire que de se laisser diriger par lui. Du reste, ce qui concourait encore à augmenter la confiance du moine, c’était la taciturne insouciance de son guide, qui, sans prononcer un mot, ni paraître s’occuper de lui le moins du monde, marchait en avant du cheval, traversant la savane en biais, se frayant un chemin à travers les hautes herbes, et paraissant se diriger aussi sûrement au milieu